Critique | Livres

T.C. Boyle: « Je n’ai jamais vendu mon âme à qui que ce soit »

4,0 / 5
Le mot d'ordre de T.C. Boyle: "Gardez l'esprit ouvert et appréciez la littérature." © JF PAGA

T.C. Boyle, Grasset

Parle-moi

416 pages

4,0 / 5
© National
Philippe Manche Journaliste

À partir d’expériences existantes sur la conscience animale, l’Américain T.C. Boyle raconte dans son 29e roman Parle-moi, l’apprentissage de la langue des signes par un chimpanzé. C’est tragique, pertinent, mordant et drôle à la fois.

10 heures pile poil en Californie. 19 heures à Bruxelles. Le visage de T.C. Boyle apparaît à l’écran. Bonnet de laine vissé sur la tête, l’écrivain américain salue son interlocuteur et en français dans le texte d’un chaleureux « Bonjour Philippe! ». À 74 ans, Tom Coraghessan Boyle affiche un regard avenant, vif et franc. Celui d’un vieux briscard à qui on ne la fait pas, accompagné d’un sourire canaille. Avec près d’une trentaine de romans à son actif dont une volée de classiques (Water Music, Un ami de la Terre, America, Talk Talk…), l’ancien rockeur reste l’un des auteurs américains les plus brillants d’aujourd’hui. Parle-moi, son nouveau roman, ne déroge pas à la règle. T.C. Boyle est fasciné par les expériences animales depuis quasi toujours. Comme il l’est par l’écologie, l’environnement, les sciences, la disparition des espèces animales et l’Amérique polarisée. Il s’inspire d’expériences réalisées avec des singes pour raconter l’histoire d’un professeur (Guy) qui apprend la langue des signes à un chimpanzé (Sam) chez lui, à la maison, avec l’aide d’une nounou, assistante et futur petite amie (Aimee). Un roman à classer entre Talk Talk (2006) et L’Enfant sauvage (2010) principalement pour la curiosité manifeste que nourrit le romancier pour la langue des signes. “Mon intérêt est principalement métaphorique, nous dit-il. Comme un marqueur d’identité. Comment savons-nous qui nous sommes si ce n’est par la langue et l’acculturation? À quel point la perception des singes est-elle différente de la nôtre? De plus, j’ai eu la chance d’être invité pour une lecture au Gallaudet College (université à Washington destinée aux sourds et malentendants, NDLR) et j’ai rencontré pas mal d’étudiants malentendants.

Mais là, à 10 heures et des poussières, et parce que Tom a écrit sur son blog que son chauffage est en panne et que ses doigts sont douloureux à force d’écrire dans le froid, on lui demande si le chauffagiste est enfin passé chez lui, à Montecito (Santa Barbara), au bord du Pacifique. “C’est en cours de résolution et c’est pour ça que je suis chaudement habillé, mais j’habite depuis 30 ans dans cette vieille et magnifique maison. La première construite par Frank Lloyd Wright (à qui son roman Les Femmes est consacré – NDLR) en Californie. Elle date de 1909.” Et de nous faire une petite visite, par caméra interposée… “D’un côté, tu peux peut-être distinguer les arbres, les buissons, la montagne et de l’autre, c’est l’océan. Je vais d’ailleurs aller me balader cette après-midi à la plage où nous serons, grand maximum, huit personnes. Quand le temps le permet, je nage aussi un peu. Ça me permet de recharger les batteries. Je vis vraiment dans une espèce de petit paradis naturel. C’est un endroit très inspirant pour écrire. Ce qui me fait penser à Raymond Carver, avec qui j’étais copain, qui écrivait face à un mur blanc et vierge pour rester concentré alors que ça ne me dérange pas plus que ça d’être distrait par un écureuil qui grimpe sur un arbre.

Palper l’air du temps

C’est aussi de la fenêtre de son bureau et lors de ses promenades quotidiennes au bord de l’océan qu’il constate de visu et depuis trois décennies combien “le changement climatique s’est intensifié et combien les tempêtes sont de plus en plus puissantes”. De quoi rendre dingue celui qui, avec Un ami de la Terre (2001) et son personnage principal d’écoterroriste et militant environnementaliste, mettait déjà en garde sur les effets dévastateurs de l’Homme sur la planète. Un peu comme America (prix Médicis Étranger en 1997) annonçait Trump à la Maison-Blanche et Les Vrais Durs (2015) la descente des complotistes et survivalistes sur le Capitole.

T.C. Boyle a le chic pour anticiper, palper l’air du temps, le sentir, être “en avance” en quelque sorte. “Quand j’étais gamin, le soleil, c’était l’été, et la pluie et le froid, en automne et en hiver. Mon prochain roman Blue Skies, qui sort aux États-Unis au printemps prochain, se déroule dans un futur proche, dix années après nous, et fait le lien avec Un ami de la Terre écrit il y a plus de 30 ans. J’essaie de comprendre comment nous allons trouver des moyens pour nous adapter à ces changements. Quels choix avons-nous?J’écris avant tout sur ce qui me préoccupe. Déjà dans les années 80 et 90, j’évoquais cette problématique. Je mets Parle-moi dans la même catégorie parce que je me sens aussi concerné par l’espèce animale depuis longtemps.”

Dix-sept ans après Talk Talk, c’est la deuxième fois que T.C. Boyle utilise le verbe parler dans le titre d’un de ses romans. De quoi faire le lien entre ces deux ouvrages, construits autour de la communication. “C’est de ça que parlent les deux livres. Absolument. Dana, l’héroïne de Talk Talk est sourde et parle en langue des signes. Sam, le chimpanzé de Talk to Me (le titre original), apprend lui aussi la langue des signes qui est un langage différent du nôtre tout simplement parce que nous pouvons parler et pas eux. Les études montrent qu’un chimpanzé a l’âge mental d’un enfant de 3 ans et demi, ce qui est déjà pas mal au niveau de l’intelligence si je pense à mon petit-fils qui a lui aussi 3 ans et demi et qui est déjà sacrément malin. Forcément, un singe, même si vous l’élevez chez vous dès son plus jeune âge, va devenir de plus en plus costaud et incontrôlable. Il y a aussi une incroyable cruauté psychologique derrière ce genre d’expériences parce qu’il finira enfermé dans une cage.

"Voir si j’étais capable d’écrire du point de vue d’un singe, c’est ce qui m’a le plus attiré dans ce projet. Je pense que ça aide à humaniser Sam."
« Voir si j’étais capable d’écrire du point de vue d’un singe, c’est ce qui m’a le plus attiré dans ce projet. Je pense que ça aide à humaniser Sam. » © gettyimages

Et tant qu’à construire des ponts parmi les romans féroces de T.C. Boyle, on ne prend pas trop de risques à citer Les Terranautes (2016) basé, comme Parle-moi, sur une autre expérience réelle: celle de faire vivre pendant deux ans des scientifiques dans une gigantesque biosphère sous verre. “Ce livre évoque aussi ce dont nous parlions précédemment. Comment va-t-on être capable de vivre aussi librement que nous le sommes aujourd’hui si notre planète est complètement détruite? Est-ce cette direction que nous allons emprunter? Toute ma bibliographie, même lorsque j’écris des nouvelles, est connectée aux mêmes obsessions. Pour en revenir à Parle-moi, a priori, les chimpanzés n’ont aucune raison d’avoir des soucis sauf que nous détruisons leur environnement et ils n’ont pas besoin de nous pour communiquer entre eux. Même si ce ne sont pas les seules espèces animales à être menacées de disparition.”

Comme Tom l’avait déjà fait précédemment avec L’Enfant sauvage en se glissant dans la tête de Victor de l’Aveyron, il s’immisce dans la psyché de Sam, le chimpanzé de Parle-moi. De quoi rendre le mammifère touchant, attachant et humain. “Voir si j’étais capable d’écrire du point de vue d’un singe, c’est ce qui m’a le plus attiré dans ce projet. Je pense que ça aide, vous l’avez remarqué, à humaniser Sam et à le rendre sympathique jusqu’au point d’orgue du roman. C’est un personnage picaresque. Je me suis vraiment amusé à le faire fumer des joints et boire des Gin Tonic. Vous ne le savez peut-être pas mais les chercheurs ont expérimenté les effets de l’herbe, des drogues psychédéliques et de l’alcool sur les singes. Je me suis abstenu de détails sur leur sexualité parce que j’y ai lu des choses un peu sensibles. Parle-moi découle de ma fascination pour les expériences sur la conscience animale dans les années 60 et 70, où des chimpanzés vivaient dans des foyers humains afin d’évaluer leurs capacités à acquérir le langage. J’ai découvert ce phénomène lorsque j’étais étudiant, dans un atelier d’écrivains dans l’Iowa, et mon premier livre publié en 1979 est une histoire absurde avec également trois personnages dont un singe: Descendance de l’homme. J’ai repris le concept du triangle qui me permet d’approfondir l’aspect éthique de telles expériences et d’explorer comment les animaux les vivent.

Esprit libre

Comme dans ses précédents romans Aux bons soins du docteur Kellogg, Le Cercle des initiés ou Voir la lumière, T.C. Boyle a besoin d’une assise authentique pour dérouler son récit à travers une plume satirique, mordante et corrosive mais non dénuée d’un humour salvateur. “Ce qui m’intéressait dans les trois exemples que vous citez, c’était de comprendre comment le cofondateur des céréales Kellogg’s, le docteur Kinsey et Timothy Leary sont devenus des espèces de gourou. J’ai toujours trouvé ça suspicieux. Pour ma part, je n’ai jamais vendu mon âme à qui que ce soit et je dois bien admettre que je suis aussi, à ma manière, un gourou, ne fût-ce que parce que j’ai des fans alors que je n’ai rien à vous dire d’autre que de garder l’esprit ouvert et d’apprécier la littérature…”

T.C. Boyle se considère-t-il comme un esprit libre? “En tout cas, le mien est libre. Autant que lorsque je me promène dans une forêt de sequoias, et j’adore ça. Je comprends les gens qui consomment des drogues et de l’alcool pour s’évader de leur écrasante conscience. Moi, je garde mon esprit bien ouvert, j’essaie d’attraper des choses qui passent à portée de main et de comprendre ce qui en découle et comment ça marche. Je pense que si je n’avais pas été écrivain et musicien, je serais devenu biologiste. J’ai récemment écrit une nouvelle publiée dans le New Yorker sur les conséquences des expériences sur la manipulation de notre ADN et écrire me permet de rester curieux et enthousiaste. En abordant toutes ces thématiques par l’absurde. C’est pour ça que j’adore des auteurs comme Beckett, Ionesco, Thomas Pynchon ou les Latino-Américains du réalisme magique comme García Márquez (à qui Boyle rend hommage à sa façon dans Water Music, NDLR) ou Borges.” On a connu bien pire comme références

Notre critique de Parle-moi, de T.C Boyle

Le professeur Guy Schermerhorn apprend la langue des signes à Sam le chimpanzé, dans le cadre d’une expérience animale dans son ranch à la fin des années 70. Nouveau célibataire -Sam a fait exploser son couple-, Guy cherche la perle rare et rencontre Aimee, une jeune étudiante, qui devient son assistante et baromètre des humeurs de Sam devenu une star de télévision. Pendant cette cohabitation touchante, Guy apprend que nous, les humains, sommes les seuls à pouvoir étudier la langue des signes. Bad news: les subventions de son programme de recherche sont menacées.

Avec le formidablement documenté Parle-moi -une constante chez l’auteur-, T.C. Boyle propose un roman drôle, intelligent et tragique sur la question de la frontière entre l’homme et l’animal, en l’occurrence une espèce avec laquelle nous avons 98% d’ADN en commun. à travers cet ouvrage à trois voix comme autant de points de vue (Guy, Aimee et Sam), l’auteur dénonce aussi la barbarie des expériences animales tout en restant extrêmement cohérent au regard de sa bibliographie. Rien qu’avec L’Enfant sauvage, par exemple, où Boyle revisitait l’histoire de Victor d’Aveyron porté à l’écran par François Truffaut en 1970 pour un autre type d’expérience. Récit aux multiples rebondissements, Parle-moi est férocement réjouissant. Fait suffisamment rare pour être signalé: chaque quatrième de couverture de T.C. Boyle est garantie sans spoiler. De quoi doubler, comme chaque fois, notre plaisir.

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