Rencontre avec Mathieu Burniat, auteur de la claque BD de ce début d’année
Le jeune Mathieu Burniat s’était fait connaître par son goût des fictions didactiques, de la bonne bouffe et de la physique quantique. Aux antipodes, Trap, son meilleur livre, claque de ce début d’année, confirme encore sa singularité.
Quand on arrive chez lui, on se dit qu’effectivement, le Bruxellois Mathieu Burniat a bien choisi l’endroit où il vit désormais avec Emma, sa compagne architecte d’intérieur: une petite rue discrète située en plein centre, pile poil entre le Pêle-Mêle et le Comme chez soi, soit le temple du livre pas cher d’un côté, et de la gastronomie bruxelloise et étoilée de l’autre, soit deux des grandes passions du bonhomme. Qui rectifie tout de suite: « Le Comme chez Soi, en fait pas trop, c’est un peu trop tradi pour nous. Là, dans deux jours, on va à La Paix, qui a reçu sa deuxième étoile à Anderlecht, on est comme fous. Et on rêve de retourner à L’Air du Temps ou à La Buvette. Des restos qui font si possible le lien entre la nouvelle gastronomie et notre idéal écologique. Mais bon, la BD, c’est pas le mieux quand on aime les bons restos… Je devrais essayer de placer des critiques gastronomiques en BD, ça ce serait parfait! » La bouffe est en tout cas, définitivement, un des fils rouges de sa jeune carrière atypique (Mathieu Burniat a 34 ans): de ses crevettes de l’espace dans Shrimp à ses odes à la gastronomie dans La Passion de Dodin-Bouffant et Les Illustres de la table jusqu’à ce Trap qui a mis la rédaction en joie, et où, littéralement, tout le monde bouffe tout le monde (voir ci-contre), c’est peu dire que la nourriture joue un grand rôle dans les inspirations de cet auteur autodidacte et atypique. Dont les origines bourgeoises et les premières années de designer industriel le destinaient effectivement plus aux grandes tables qu’aux petites planches. Sauf que le dessin, et le besoin de l’utiliser, ont toujours été là, presque malgré lui: « J’ai toujours dessiné, mais je n’ai jamais su dessiner « pour rien ». Il faut toujours que je raconte des histoires. C’était déjà comme ça quand j’était petit. Quand je devais expliquer quelque chose à mes parents, et que je n’y arrivais pas, ils me disaient « OK, fais un dessin« . Et là ils comprenaient. »
Du Brico à la physique quantique
Mathieu Burniat, lui, a mis deux ans de vie professionnelle à comprendre qu’il ne pouvait rien faire d’autre que de la bande dessinée. « Je bossais dans une boîte à Wavre qui fait des produits de domotique et d’électricité. Au Brico, tu trouves encore des prises que j’ai dû dessiner. Et là, ça m’a frappé: il fallait vraiment que je fasse quelque chose qui me plaît. Alors je m’y suis remis, et dès que je rentrais, des croquis, des croquis, des croquis. Puis j’ai pu travailler à domicile, j’en ai fait encore plus. J’ai fini par ouvrir un blog, où je racontais entre autres mes voyages en Chine, quand je me retrouvais pendant un mois entouré d’industriels. C’était très mal fait, d’ailleurs j’ai tout effacé, mais c’était un prétexte pour dessiner. Et c’est là que Matthieu Doncq, qui était scénariste et le copain de ma soeur, m’a dit: « Génial, on va en faire des histoires. » Moi je voulais plutôt raconter l’histoire d’un cuisinier embarqué dans un vaisseau spatial et qui doit se trouver des ingrédients. Matthieu, qui travaillait déjà avec Benjamin d’Aoust (co-scénariste, NDLR), ont rajouté des Chinois. C’est devenu Shrimp. »
Ce premier album en deux tomes, et petit succès surprise sorti de nulle part, lance la carrière du trio. Mais si le duo de scénaristes a choisi depuis l’audiovisuel avec le succès que l’on sait (La Trêve, c’est eux), Mathieu Burniat, lui, a fait son trou dans le métier et chez son éditeur Dargaud, qui semble ne rien pouvoir lui refuser. Ils auraient tort: en 2016, Le Mystère du monde quantique, co-écrit avec Thibault Damour, casse la baraque. Ce récit de pure fiction mais qui permet réellement de comprendre les fondements de la physique quantique s’est déjà écoulé à 50.000 exemplaires et a été traduit en neuf langues. Un improbable carton qui tenait à coeur à l’auteur. « Celui-là, je voulais le faire à 17 ans. J’avais un copain qui me parlait de la théorie des cordes, je trouvais ça fascinant. Seize ans plus tard, je vois le sujet revenir via un livre de Thibault Damour (grand physicien français, récompensé notamment de la médaille Albert-Einstein, NDLR). J’envoie un petit mail à l’auteur qui me répond tout de suite: « On va la faire ensemble cette BD ». C’était passionnant à faire. Le meilleur moyen d’apprendre, c’est de pratiquer soi-même. En tout cas, j’ai toujours eu une relation de confiance avec mon éditrice, même si elle a un peu tiqué quand je me suis amené avec Trap, un récit muet un peu fou de 180 pages, le genre de choses que les représentants adorent… Mais elle m’a suivi. Il faut dire aussi que j’avais déjà storyboardé toute l’histoire, l’ensemble des 180 planches. Je fais toujours comme ça, ça les rassure. Oui, les collègues m’ont déjà dit que j’étais fou. »
Entre shonen et storyboard
Avec Trap donc, fini les fictions didactiques qu’on lui commande désormais quotidiennement mais retour à la fiction pure, et folle, cette fois directement inspirée de la culture manga, qui a occupé et occupe encore une bonne partie de ses lectures -« Pour l’instant avec Emma, on kiffe Toriko, un shonen qui mélange Dragon Ball et Top Chef, un monde où la bouffe est très difficile à choper, c’est hyper beau, avec des leçons d’écologie… On est à fond dedans« . L’idée remonte là aussi à loin: « Tout est parti d’un dessin, en 2011, que mon ami Loup Michiels avait fait et m’a montré. Loup avait envie de raconter l’histoire d’un mec qui, lorsqu’il endosse la peau d’une bête, détient sa force. J’ai trouvé cette idée absolument géniale, on a écrit une première version en 2011, puis on s’y est remis en 2017. Loup, qui est également peintre, a fait beaucoup de recherches en amont, de dessins, de couleurs. Pour moi, ça a été du pur lâcher prise, un pur plaisir graphique, quand tu n’as que ta tête et tes mains pour faire ton truc: pas de bâtiments, pas de perspectives, mais au contraire créer des plantes, des bêtes, quelque chose d’organique. Je voulais rendre hommage au manga, je voulais ce format pratique, l’objet pas cher, simple à lire, où tout va vite, mais sans rupture dans la lecture. Qu’on soit vraiment dans une narration par l’image, sans le moindre texte. C’est pour ça que je fais de la bande dessinée: pour raconter des choses qui ne peuvent exister qu’en BD, qui ne fonctionneraient pas en littérature ou au cinéma ». Avant de se reprendre: « Ici, je suis presque tombé dans mon propre piège, j’ai quasiment fait le storyboard d’un dessin animé. Et j’avoue que j’adorerais voir Trap bouger, même si l’animation coûte une fortune, et même si c’est une galère de monter des projets comme ceux-là. »
De Mathieu Burniat et Loup Michiels, éditions Dargaud. 180 pages. ****(*)
Le personnage central de cette histoire n’a évidemment pas de nom puisque Mathieu Burniat et Loup Michiels se sont interdit de placer une quelconque lettre de l’alphabet autre part que sur la couverture de Trap et dans le pitch de deux lignes qu’on peut lire à son dos. Un homme sans nom donc, qui semble vivre à l’état sauvage dans une nature effectivement très -très- hostile, où il est surtout question de chaîne alimentaire -bouffer et essayer de ne pas être bouffé. Un homme avec un chien bleu pour seul compagnon et qui « acquiert le pouvoir des animaux dont il endosse la fourrure. Ensemble ils partent à la recherche d’un monstre féroce« . Et c’est tout? Presque: sur leur route échevelée et sanglante, on croisera un petit Indien et sa mère, plein de bêtes bizarres, le monstre féroce en question et aussi un petit type timide apparemment inoffensif, qui donnera à ce conte fou fou fou sa morale que Mathieu nous résume en une ligne: « L’ennemi, c’est quand même l’humain avec toute sa folie« .
Mangas et gros nez
Ensorcelant, fiévreux et surtout passionnant de la première à la dernière image, Trap est le conte le plus pop, le plus cruel et le plus virevoltant qu’il nous ait été donné de lire depuis longtemps. On se surprend à rire, à avoir peur et à s’émouvoir, parfois jusqu’aux larmes, de l’odyssée de ces deux êtres fragiles dont les super- pouvoirs ne les protègent que partiellement de la cruauté du monde, fut-il plein de couleurs et totalement issu de l’imaginaire, fertile, de ses auteurs. Rien d’étonnant qu’on ne connaisse aucun équivalent en BD franco-belge, puisque les références sont issues de la bande dessinée japonaise, dont le célèbre manga Gon de Masashi Tanaka, narrant lui aussi sans un mot les tribulations d’un petit tyrannosaure confronté aux lois de la nature. « J’assume complètement cette grosse influence manga dans Trap puisqu’on l’a aussi envisagé comme un hommage au genre et au format, explique son dessinateur et co-scénariste. Mais j’ai laissé un gros pif au trappeur, parce que je viens aussi de la BD franco-belge, de mes lectures du Spirou. En cherchant, on commence toujours par copier, par penser aux autres. Ici, j’ai aussi été très inspiré par Guillaume Bouzard, son énergie, sa représentation du corps, des mouvements. Et un peu par Osamu Tezuka, dans le trait. Si je peux m’en approcher d’un centième, je serai content! »
Avant que son Trap ne devienne peut-être un jour une série ou un film d’animation, Mathieu Burniat a en tout cas déjà entamé son adaptation en webtoon, ce « nouveau » format de lecture tout en verticalité sur tablettes et smartphones que le groupe Médias Participations (maison-mère de Dargaud) aimerait populariser (et monétiser), mais pour lequel, quand on est pointilleux, « il faut repenser tout le découpage pour garder la dynamique et la tension du récit, fondamentales ici ».
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