Relire L’Etranger de Camus, une expérience toujours troublante

Dans L’Etranger, Marcel Camus nous confronte à l’absurdité de la condition humaine. Une expérience existentialiste troublante. © Getty Images
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’Etranger n’est pas seulement l’un des romans français les plus lus dans le monde, il est aussi l’un des plus influents. Plus de 80 ans après sa publication, le relire reste une expérience troublante.

Par Laurent Raphaël

L’Etranger

De Marcel Camus. Editions Folio, 192 pages.

La cote de Focus: 4/5

On peut mesurer la notoriété d’une œuvre à la puissance de sa signature, cet élément distinctif qui suffit à convoquer un flot d’images et de sensations. La musique martiale du générique de Star Wars, l’intro mélancolique du prélude de Bach… ou l’incipit brutal du premier roman de Camus, quelques mots aussi reconnaissables qu’une citation biblique: «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.» Le ton est donné: sec, minimaliste, étrangement désincarné. Une «écriture blanche» pour reprendre l’expression de Roland Barthes. L’adaptation de L’Etranger (1942) sur grand écran est l’occasion de relire ce classique et de s’interroger sur ce qui lui a valu son statut de roman culte, dont l’aura n’a cessé d’inspirer depuis des générations d’artistes, de Luchino Visconti à The Cure en passant par Matrix. L’occasion aussi de vérifier si le texte a bien vieilli. Et s’il nous «parle» encore.

L’histoire est conforme aux bribes de souvenirs que tous les anciens élèves du secondaire en gardent: un jeune homme, Meursault, employé de bureau, raconte sa vie d’expatrié en Algérie. Les événements s’enchaînent dans une atmosphère d’étrangeté: l’enterrement de sa mère, les discussions avec ses voisins de palier, dont la mauvaise graine Raymond, les distractions avec la solaire Marie, jusqu’au drame, climax du livre, l’assassinat par le narrateur d’un jeune Arabe sur la plage. Dans la deuxième partie, on retrouve Meursault en prison, face à lui-même et à son avocat qui essaie en vain de le sensibiliser, puis au cours du procès où l’on va juger le meurtrier mais surtout l’être asocial et amoral, coupable de n’avoir pas versé une larme sur la tombe de sa mère.

Si le récit tient en haleine par sa force brute et son absence de fil narratif clair, c’est avant tout la personnalité hors norme de l’antihéros qui frappe durablement les esprits. Il ne cherche pas à plaire, n’exprime aucun remords. Au risque de choquer, il choisit toujours de dire la vérité. Meursault est spectateur de sa propre vie, étranger au monde et aux êtres qui l’entourent. Il semble incapable de ressentir la moindre émotion, allant jusqu’à prétendre naïvement que c’est «à cause du soleil» qu’il a commis l’irréparable. En réalité, il est incapable de jouer le jeu des conventions sociales, en révélant du même coup leur artificialité. «La conscience de Meursault est transparente aux choses et opaque aux significations», résumait Jean-Paul Sartre. Ce trait de caractère troublant suscite autant le malaise qu’il fascine. Le lecteur est mis à l’épreuve de l’absurdité de la condition humaine, résultat du décalage entre quête de sens et silence du monde, un concept au cœur de la philosophie camusienne.

«L’Etranger est une métaphysique, fait remarquer dans Le Nouvel Obs Kamel Daoud, auteur en 2014 de Meursault, contre-enquête, récit qui adopte le point de vue du frère de la victime. C’est un roman obscur en pleine clarté; on le lit, tout est clair, mais en fait, tout est obscur. Et c’est tout le paradoxe. C’est un roman qui donne l’impression qu’on doit l’intellectualiser, alors qu’on doit absolument le ressentir, pour éprouver la sécheresse, le vide absolu.» Encore en 2025, se plonger dans la tête de cet homme privé d’affects, c’est vivre une expérience déroutante, dérangeante, c’est se confronter au degré zéro de l’empathie, mais pas celle d’un monstre, celle d’un être banal, presque sympathique. En ce sens, ce texte est ultracontemporain. L’individualisme et la postvérité conduisent à la perte du désir du monde, ce mal qui ronge Meursault. L’étranger, ce n’est pas que l’autre, il est aussi en nous.

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