Une femme brisée devient sirène vengeresse dans un monde qui a perdu la boule, étouffé sous ses propres désirs. Une fable tragique et magistrale, portée par la plume parfaitement taillée d’un grand écrivain.
Le monde est fatiguéde Joseph Incardona
Editions Finitude, 224 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
Elle s’appelle Êve, avec un accent circonflexe sur le «E», «parce que dans rêve, il y a Êve». Et Êve est une véritable sirène, de celles, rares, qui se produisent à travers la planète dans des aquariums publics, les parcs d’attractions ou les piscines d’ultrariches –les seuls capables de tout s’offrir sans joie, même des «bisous bulles», parce qu’ils ont déjà tout. Mais Êve n’a pas toujours été Êve. Avant, Êve s’appelait Nathalie Sauget, jeune femme heureuse et insouciante qui possédait encore des jambes, une mâchoire, une poitrine –des parties de son corps aujourd’hui disparues, devenues moignons ou pièces en titane, le plus souvent cachées sous sa tenue de sirène et sa queue de silicone. Une femme brisée bien au-delà du corps, et qui n’est plus. Êve, désormais, sillonne le monde, de Tokyo à Zurich et de Sydney à Dubaï, en quête d’une vengeance aussi inéluctable que tragique.
Un dernier tour de piste, du monde et de bassin où elle se confronte avec son narrateur à la folie et à la déshumanisation de notre monde moderne, passant de décors rappelant «le commencement où tout était intact, beau et cruel» à de véritables et abominables mers de plastique, jusqu’à Dubaï, «la ville de l’aberration écologique» qui accueille pourtant la COP28 –cherchez l’erreur. Mais pour Êve, «l’important n’est pas où elle va, mais ce qu’elle attend. Elle passera ses dernières nuits dans un décor sans plis ni replis –sans cœur, pourrait-on dire–, lisse et tiède, dans le reproductible et l’indistinction que devient le monde.»
Tragique, sombre, puissant, le dernier roman du Suisse Joseph Incardona (Derrière les panneaux, il y a des hommes, Stella et l’Amérique, La Soustraction des possibles, tous depuis dix ans chez Finitude, un éditeur qui n’aura jamais si bien porté son nom) est un vrai bonheur de lecture, malgré la dureté du propos et le désabusement du regard. Jouant très habilement avec les codes et la grammaire tant du conte que du polar, Incardona s’y révèle à son meilleur: rien ne dépasse, chaque phrase mériterait d’être citée, et pas un mot n’est de trop. Un goût du texte sans graisse que l’auteur accompagne d’une narration singulière, jouant tour à tour avec le lecteur, les personnages, voire avec l’auteur lui-même. «C’est un double effort qu’on demande à l’écrivain suisse, raconte ainsi le narrateur et témoin de ce chant de sirène en eaux troubles; non seulement écrire, mais également faire preuve d’une imagination accrue. Peu s’en sortent. Du coup, on écrit moins de romans, et beaucoup sur soi.» Si ces romans-là tiennent tous de la même intensité et de la même réussite, on en redemande.
Un autre roman qui fait l’actu
De l’autre côté de la vie
De Fabrice Humbert. Editions Calmann-Lévy, 200 pages.
La cote de Focus: 2,5/5
La France ayant basculé dans la guerre civile, un père prend le chemin de l’exode avec ses deux enfants. En route vers la République du Jura, hypothétique enclave de paix ayant fait sécession, le trio croise des pillards, est recueilli dans le château d’une «Bête» ressemblant à Barbe Bleue, trouve sporadiquement refuge auprès de bonnes âmes charitables. Mais «peut-on être en paix au milieu de la guerre»? Sinuant entre les ruines d’une société qui s’écroule, embrassant l’inquiétude d’un futur incertain, Fabrice Humbert tricote un conte postapocalyptique sur le «monde d’après». Sur ce terrain abondamment labouré, le Montréalais Mathieu Blais boutait le feu, début d’année, avec l’explosif Brûler debout. Ici, avec force bienveillance, ce texte tendre et fragile enfonce quelques portes ouvertes comme d’autres des barrages. «Nous étions inoffensifs et nous aurions dû le rester pour demeurer des hommes.»
F.DE.
