Paul Lynch imagine une Irlande aux prises avec le totalitarisme: «Je semble attiré par les extrêmes»

Le Chant du prophète, de Paul Lynch, dépeint une Irlande soumise au totalitarisme. © GETTY
Philippe Manche Journaliste

Avec Le Chant du prophète, auréolé du prestigieux Booker Prize 2023, Paul Lynch imagine l’Irlande, sa terre natale, qui bascule dans le totalitarisme. Un roman à la fois puissant, frontal et glaçant.

Quiconque s’est déjà plongé dans les romans de Paul Lynch n’en est jamais ressorti totalement indemne. Le cliché, certes éculé, convient à merveille à Un ciel rouge, le matin (2014), La Neige noire (2015), Grace (2019) et Au-delà de la mer (2021), tous disponibles, comme le récent Le Chant du prophète, chez Albin Michel. Comment oublier, par exemple, Grace, cette jeune fille qui traverse l’Irlande pendant la grande famine, au milieu du XIXe siècle, personnage féminin aussi mémorable que la Betty du roman éponyme de Tiffany McDaniel (éd. Gallmeister) ou Rose (Né d’aucune femme, éd. La manufacture du livre) de Franck Bouysse? «On a coutume de me dire qu’on n’oublie pas mes livres», valide Paul Lynch, rencontré il y a une dizaine de jours dans un hôtel de la capitale. Aucun risque d’amnésie après la lecture du dystopique Chant du prophète, où le quotidien d’une mère de famille et de ses quatre enfants bascule dans l’horreur lorsque la toute fraîche police secrète du nouveau régime autoritaire se lance à la recherche du paternel et époux, enseignant et syndicaliste.

Famine, migration, tempête et aujourd’hui le totalitarisme; vous avez l’art de pousser vos personnages dans des situations extrêmes. C’est votre moteur pour écrire? 

C’est une chose étrange n’est-ce pas? C’est que je semble attiré par les extrêmes… Je suis toujours à la recherche d’un projet qui emmènera mes personnages vers un endroit où ils apprendront à se connaître. C’est comme dans la vie. Il y a des moments où l’indésirable frappe à notre porte sans qu’on s’attende à vivre une telle situation avant qu’elle ne se présente. Dans tous mes romans, il y a un moment où l’on marche sur une route et l’instant d’après,  présent et avenir disparaissent. C’est un espace psychologique très puissant dans lequel il faut entrer et j’aime ça. Chaque roman est, à sa manière, une façon d’essayer de saisir ce que nous sommes et d’y trouver un sens. Que se passe-t-il lorsque la vie nous joue un tour? Comment une personne réagit-elle? Et que pouvons-nous apprendre d’un personnage à travers ses réponses? Je pense plus globalement que la fiction nous enseigne toujours quelque chose sur la vie. C’est d’ailleurs pourquoi j’écris.

«Je pense que la fiction nous enseigne toujours quelque chose sur la vie. C’est d’ailleurs pourquoi j’écris.»

Mais encore?

J’aime enfermer mes personnages dans un tonneau, leur flanquer un bon coup de pied et les laisser dévaler la colline. Mais après? Qu’est-ce qu’on fait? La narration est très importante pour moi. J’ai été critique de cinéma pour le Sunday Tribune, aujourd’hui disparu, et ai chroniqué plus d’un millier de films. S’il existe de nombreuses façons de faire du cinéma, toutes racontent une histoire. Il n’y pas de bon film sans une histoire solide. D’où l’importance de la narration. C’est pourquoi je me considère avant tout comme un conteur. Et même si je suis toujours à la recherche de grandes idées ou d’un nouveau terrain de jeux, pour ainsi dire, l’histoire passe avant tout. Je veux que le lecteur ait l’impression d’avoir été saisi et entraîné, et qu’il n’y ait pas moyen d’en sortir.

«J’aime enfermer mes personnages dans un tonneau, leur flanquer un bon coup de pied et les laisser dévaler la colline.»

 

Dans le contexte actuel, vous n’aviez pas d’autre option que d’ancrer votre récit dans un réalisme glaçant?

Ce que vous appelez réalisme glaçant, pour moi, c’est juste la vérité implacable. Je ne pouvais rien faire de romanesque pour le simple plaisir du lecteur. Si le livre ne prend pas cette forme de vérité implacable, il perd de sa force. Le travail de romancier consiste à saisir autant de vérités humaines que possible. Et le fait est que ce qu’il y a dans ce livre, c’est le réel. Il n’y a rien dans Le Chant du prophète qui ne soit pas déjà arrivé. Rien de neuf sous le soleil… J’ajoute qu’il  y a cette croyance que les écrivains sont censés vous consoler, vous faire sentir bien dans le monde. Or, la consolation, c’est montrer ce qu’est réellement le monde.

Le Chant du prophète est, avec Au-delà de la mer, le deuxième de vos romans à se dérouler de nos jours. Il y a un tel sentiment d’urgence qu’on peut se demander si vous avez la sensation que votre travail d’écrivain évolue et que vous êtes de plus en plus poreux au monde dans lequel vous vivez…

Il y a deux aspects à votre question. Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’ai jamais pensé que j’étais  le genre de romancier qui parlerait directement d’événements contemporains et j’ai fait ce que je me devais de faire avec mes trois premiers livres. Ce que j’ai toujours vu, c’est que le cadre permet de créer un symbole, un environnement. C’est une façon d’explorer la nature humaine, et le passé est très utile à cet égard. J’ai commencé à évoluer avec Au-delà de la mer, qui démarrait dans le présent pour se déplacer dans un espace mythique. J’ai toujours observé le monde et ce sentiment d’urgence que vous mentionnez vient de la sensation qu’il s’effiloche. J’ai commencé à écrire en 2008, ce n’était pas une décision consciente, c’est juste un accident, c’est arrivé. D’une certaine manière, les écrivains perçoivent vers quoi nous nous dirigeons. Et le plus étrange est de constater combien tout cela est terrifiant.

Vos romans évoluent-ils au rythme de votre vie?

Les temps changent, les écrivains aussi. Je ne suis pas la même personne que celle qui a écrit Un ciel rouge, le matin (Albin Michel) il y a 17 ans. Je ne sais plus qui est ce type. Survivre en tant qu’auteur, c’est vraiment difficile, c’est un sacré voyage et je n’avais pas de plan B. Je savais que rien d’autre ne me rendrait aussi heureux. Et je me suis mis au diapason de ce que je qualifierais de mon moi authentique. Si vous ne l’exprimez pas, vous mourez à l’intérieur et vous devenez rapidement un vieil homme amer. Je ne vais pas me plaindre, avec le Booker Prize j’ai eu l’équivalent d’un Oscar du meilleur film et c’est un immense privilège. Mes livres sont traduits dans le monde entier et j’ai passé cette année à promouvoir le dernier un peu partout.

«Notre travail, à nous les romanciers,  consiste à saisir autant de vérité humaine que possible.»

Il y a toujours un moment, dans vos romans, où vos personnages sont vraiment en colère envers l’Irlande. Comme si être né aux larges des côtes anglaises était une malédiction.

L’Irlande a une histoire tragique. C’est un pays au passé tragique. La grande famine a laissé ce traumatisme intergénérationnel et muet en guise d’héritage. Le silence se transmet de génération en génération. Lorsque les gens parlent d’événements dont ils n’ont aucune connaissance, ils continuent à dire que cela ne nous est jamais arrivé. Nous avons connu le colonialisme, la guerre civile, la théocratie et la grande pauvreté. Je veux dire que l’Irlande a été un pays avec une classe moyenne très réduite pendant très longtemps. Aujourd’hui, c’est complètement différent. Ce qui est intéressant  pour un écrivain irlandais, c’est qu’il s’est passé quelque chose de fascinant parce qu’il y a eu une révolution sociale dans le pays. Elle a été discrète mais elle s’est produite. La révolution est là.

C’est une bonne nouvelle!

Nous sommes au point de jonction entre les Etats-Unis et l’Europe, nous sommes complètement globalisés mais nous sommes aussi très irlandais. Nous essayons de nous «réidentifier», de nous redéfinir et de comprendre qui nous sommes en tant que pays catholique qui a voté pour le mariage gay. Il y a une sorte de crise d’identité mais aussi de la joie, en Irlande.  C’est pourquoi un livre comme Le Chant du prophète est typiquement irlandais mais aussi universel par son propos.

Vous faisiez allusion à la période où vous publiiez des critiques de films. Quel cinéaste a le plus d’impact sur votre écriture?  

Robert Bresson. Il a un cinéma profondément spirituel et philosophique, et pourtant si dépouillé. Je me souviens qu’avant de commencer à écrire de la fiction, lorsque j’avais des envies secrètes d’écriture, je me disais que je voudrais écrire de la même façon que Robert Bresson réalisait ses films. J’ai probablement échoué dans cette entreprise. Mais ce n’est pas la question. Je me rappelle avoir eu cette idée. Et je pense que je m’efforce d’atteindre ce genre de pureté dans mon écriture. Tout est là pour une bonne raison.

«L’Irlande a une histoire tragique. C’est un pays au passé tragique.»

En parlant  de pureté, la façon dont vous décrivez les éléments –le ciel, une tempête…–, tout cela est empreint de poésie et très riche sur le plan du vocabulaire. Y avez-vous déjà réfléchi?

Enfant, je vivais à Malin Head, le point le plus septentrional de l’Irlande. C’était un endroit incroyablement brut, en bord de mer et balayé par le vent. Je peux encore entendre son hurlement. C’est une impression que l’on ressent dès son plus jeune âge. Le sens des éléments, le sens du monde réduit à la mer, au ciel et au vent; ce sont les conditions élémentaires auxquelles nous sommes confrontés. C’est une sorte d’arche de proscenium au-dessus de la scène, mais on la voit si souvent qu’on ne la remarque pas et on est complètement enfermé dans notre propre espace. Ce sont les conditions dans lesquelles nous vivons. C’est aussi de l’aliénation, parce que le monde réduit qui nous entoure est silencieux. J’essaie donc toujours de trouver des moyens d’évoquer l’intemporalité, le temps profond et le temps géologique et ce sentiment d’être dans un monde où le temps s’écoule pour la nature, à un rythme vaste et lent.

Nous parlions du cinéaste Robert Bresson au titre de référence. Du côté des écrivains, on peut, sans prendre beaucoup de risques, citer Cormac McCarthy ou William Faulkner comme phares littéraires?

McCarthy, Faulkner, oui, oui, bien sûr mais aussi Melville, Conrad, Virginia Woolf, Joyce ou Beckett. Et même Sophocle ou Shakespeare. J’ai coutume de dire qu’il vaut mieux boire de bonnes choses que de la piquette.

Vos ancêtres sont-ils, comme les femmes et les hommes qui peuplent vos romans, issus des classes populaires?

C’est un mélange. Le grand-père de mon père était un homme d’affaires prospère qui possédait un hôtel et des mines. Mais il est mort jeune. Et la richesse a été distribuée, mon grand-père n’a pas eu cet argent. Premier traumatisme. Mes parents ont donc grandi comme des enfants de la classe ouvrière à Limerick, au sud  du pays. Les classes populaires irlandaises de l’époque étaient très éduquées, les gens lisaient des livres, jouaient de la musique. Mon grand-père, par exemple, était charbonnier et jouait du jazz. Il livrait du charbon le jour et jouait de la contrebasse le soir. Mon autre grand-père était plombier, mais il fabriquait des hameçons pour la pêche à la mouche. Et il était peintre. Tout cela n’a pas beaucoup de sens mais l’Irlande était un pays pauvre et tout le monde était ouvrier.

Le Chant du prophète

de Paul Lynch

Albin Michel, traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso, 304 p.

4/5

Eilish Stack a encore les jambes qui flageolent lorsque les deux agents de la GNSB, la toute nouvelle police secrète, quittent son domicile dublinois après avoir convoqué son mari. Le lendemain, après s’être présenté au commissariat, Larry disparaît sans explication rationnelle. Et l’Irlande de basculer dans le totalitarisme. A Eilish, formidable personnage et  mère de quatre enfants, de remuer ciel et terre pour retrouver son homme. Comme les mères de Santiago, après le coup d’Etat du 11 septembre 1973.

Porté par une urgence rare, Le Chant du prophète est un roman qui résonne et dont l’ultraréalisme fait froid dans le dos. Arrestations arbitraires, tortures, toutes les atrocités propres aux dictatures, habitent un récit qui invite, à l’image des personnages, à se positionner face à l’ignominie. Ce qui ajoute à sa lecture –vivement conseillée– un trouble peu rassurant.     

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content