Orgueil et préjugés de Jane Austen (classiques de la littérature 2/7)

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

À l’aube du XIXe siècle, Jane Austen orchestre une succession de tableaux tragi-comiques au coeur d’une gentry british obsédée par le mariage et l’argent. Caustique et définitivement romantique.

Orgueil et préjugés de Jane Austen (classiques de la littérature 2/7)
© 10/18

C’est le genre d’univers dont on visualise déjà l’agencement des pièces avant d’en pousser la porte. Le genre d’écrivains dont le nom en couverture charrie un véritable cortège de clichés -pastels- à lui seul. Il faut dire que, à l’image de la panoplie d’adaptations qui en perpétuent à l’écran avec plus ou moins de licence la lettre ou l’esprit -de Raison et sentiments et Orgueil et préjugés à Coup de foudre à Bollywood, Le Journal de Bridget Jones ou la série Downton Abbey-, Jane Austen (1775-1817) apparaît aujourd’hui comme la dépositaire d’un empire -limite d’une franchise- qui a dépassé la seule littérature. Et si la plus célèbre des romancières anglaises a pu inscrire dans le marbre les codes d’un certain genre de comédie romantique, c’est qu’elle a su allier un emballement populaire jamais vu (le critique Leslie Stephen, père de Virginia Woolf, invente le terme « Austenolâtrie » dès 1880) à une reconnaissance critique choisie et glamour (de Sir Walter Scott à Henry James jusqu’à la pourtant coriace Virginia Woolf, qui en parlait dans ses essais critiques comme de « l’artiste la plus parfaite parmi les femmes, l’écrivain dont les livres sont immortels »).

Indémodable, Jane Austen? Pas exactement. Disons qu’on trouvera dans ses intrigues exactement ce qu’on est venu y chercher: la promesse d’un petit monde clos et rassurant, à la distinction toute british et aux rebondissements exaltés attendus -soit un pur plaisir de lecture coupable, de Raison et sentiments en Emma, de Persuasion en Orgueil et préjugés. Paru il y a 200 ans tout juste, ce dernier roman, le plus célèbre de tous, est souvent distingué comme « le premier chef-d’oeuvre de la littérature au féminin ». Soit l’histoire de la famille Bennet, établie dans le Hertfordshire, et de ses cinq filles en âge de se marier que l’annonce de l’installation dans le domaine voisin d’un Mr Bingley, gentleman doté d’une rente annuelle appréciable, va mettre en émoi. Au fil de bals en succession -haut lieu tournoyant des espérances matrimoniales-, la jolie et lisse Jane Bennet recueillera bientôt les promesses dudit Bingley, tandis que la jeune effrontée et -gentiment- rebelle Elisabeth (héroïne toute désignée) se débattra avec des sentiments contradictoires pour Fitzwilliam Darcy, archétype du gentleman hautain et inaccessible. Entre les deux, les malentendus -ainsi que l’orgueil et les préjugés, donc- auront beau jeu dans un roman qui retardera l’atterrissage -chaste mais néanmoins flamboyant- des espérances à travers une succession de tableaux tragi-comiques.

Bien sûr, il y a à certaines pages du roman un art de la sentence délicieusement superficielle et péremptoire au premier degré –« C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier », ce genre. Sous la surface pourtant, Austen se livre à une véritable peinture sociologique: celle d’une gentry campagnarde et oisive d’avant l’époque victorienne, fascinée par les miroitements de Londres, du mariage et de l’argent. La romancière y fait montre -c’est plus inattendu- d’un réel sens comique, d’un art consommé de la moquerie et de la caricature, par exemple dans les portraits hilarants qu’elle donne d’une mère sotte et vénale, d’une imbuvable lady réac, d’un père démissionnaire (Austen n’a-t-elle pas commencé en écrivant des parodies de romans sentimentaux à la mode de son époque?).

Roman complexe, Orgueil et préjugés est une comédie des apparences qui, au-delà du miroitement de petits salons en enfilade, de cérémonies du thé et de leur incroyable cortège de délectables potins, excelle à disséquer avec une vraie finesse les sentiments corsetés, et la diversité des tempéraments mis à la flamme d’une société-microcosme. Lire Austen, c’est aussi re-goûter à une préhistoire où l’on épie l’arrivée d’une lettre des mois durant, où l’on tente des après-midis entières de se remémorer un visage, où l’on ignore par quel coup d’un insondable hasard on sera amené à revoir l’être clandestinement désiré. Un univers où le silence a du prix, l’intimité et le mystère leurs alcôves. Jane Austen, ou l’art de l’amour pré-Facebook.

  • ORGUEIL ET PRÉJUGÉS, DE JANE AUSTEN, ÉDITIONS 10/18, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR VALENTINE LECONTE ET CHARLOTTE PRESSOIR, 384 PAGES.

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