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Le nouveau roman fou fou fou de Martin Mongin parmi nos 5 coups de cœur livres du moment
Après Francis Rissin et Le Chomor, l’auteur breton Martin Mongin revient avec l’inénarrable Le Livre des comptes. Un de nos romans coups de cœur.
1. Le Livre des comptes
De Martin Mongin. Editions Tusitala, 690 p.
La cote de Focus: 4,5/5
«C’est loin, mais c’est beau!», répète un Jacques Chirac, miraculeusement maintenu plus ou moins en vie, à chaque atterrissage sur une des planètes de notre système solaire. A bord de l’Entreprise, ballon dirigeable inspiré de l’original des frères Montgolfier faisant office de vaisseau spatial, il côtoie notamment l’actuel président de la République française, son garde du corps, la patronne du Medef, un âne doué de parole, et… Margaret Thatcher… Oui, voilà: Martin Mongin a encore frappé!
Après le choc Francis Rissin, puis Le Chomor, deuxième roman tout aussi fou, l’auteur breton revient avec un texte une fois de plus très compliqué à pitcher. Un prisonnier dans un lieu et des temps inconnus, une légende impliquant une grotte cachée et, surtout, ce mystérieux Livre des comptes… Il sème le trouble dès l’étonnant et non moins captivant prologue. Puis, nous voici dans une réalité plus proche de la nôtre, dans le majestueux château de Versailles, où le président français reçoit le gratin politique et technologique du pays. Remontées des entrailles souterraines et secrètes du château, de terribles rumeurs concernant cet énigmatique Livre des comptes vont faire trembler le pouvoir en place…
Martin Mongin s’en donne à cœur joie et, dans un délirant tourbillon de styles et de genre littéraires, convoque Jules Verne, Philip K. Dick, voire René Daumal, Aurélien Bellanger («il y a quelque chose de proche dans la manière qu’on peut avoir de travailler», admet-il quand on mentionne l’auteur des Derniers jours du Parti socialiste), Les Milles et Une nuits, ou même Copi, lui aussi adepte de space opéras. Car la recherche de ce Livre des comptes, terrorisant jusqu’au plus haut de l’Etat, se poursuivra à travers les cieux, l’espace et le temps.
«Quand on a fini le livre, on n’a pas beaucoup de doutes sur ma sensibilité politique», confesse l’auteur, qui se délecte, «un peu comme l’entomologiste ou le scientifique qui va faire faire des expériences aux insectes ou aux petites bêtes qu’il a dans ses bocaux», à embringuer ces gens de pouvoir dans de dantesques galères. «J’avais ce fantasme-là», confesse-t-il.
On se régale nous aussi de ce récit, bien sûr, peu vraisemblable; mais l’auteur, fou de spéléologie et cofondateur d’un Institut de géographie imaginaire (oui, oui), nous emmène une nouvelle fois sur ses terrains de prédilection: grottes secrètes donc, complots à foison, livre dans le livre dont on peut contacter l’éditeur dans la vraie vie… On en vient même à se demander si ces gigantesques souterrains enfouis sous le château de Versailles –sur lequel il nous dit avoir longuement enquêté– existent véritablement. Martin Mongin ravive ici le plaisir qu’on pensait à jamais enfoui de ces lectures adolescentes dont on souhaitait ne jamais atteindre la dernière page –non sans délivrer une réjouissante satire politique à messages. Car, qu’on se le dise, «les livres aussi ont des comptes à régler»…
2. Frédéric
D’Eric Marty. Editions du Seuil, 272 p.
La cote de Focus: 4/5
Moussière, années 1990. Dans le Jura enclavé entre sapins et sources, Frédéric procrastine dans sa chambre depuis la fermeture de la scierie. Il en oublierait presque Claire, «petite amie intermittente», si celle-ci ne lui confiait qu’elle pourrait être enceinte… Un évènement chasse l’autre: trompant son ennui, Frédéric fait la connaissance du couple de Parisiens fraîchement débarqué au village. Avec leur façon de se vouvoyer, leur vocabulaire et leurs manières, les Fréron en imposent. Tombé sous leur coupe, Frédéric s’entiche follement, «dans un état d’excitation […], une émotion à fleur de peau, l’envie de tuer quelqu’un». Anne et Renaud ne se font guère prier, couvent «leur petit Frédéric», dont toute l’éducation est à faire. Sous la conduite de ces conseillers de l’ombre parachutés dans la vie politique locale, Freddy découvre l’art du guet-apens et de la duplicité. Une fois «déguisé en homme», on l’envoie à Paris pour rencontrer son futur maître, Socrate, figure du «Mouvement», œuvrant pour que la droite ne soit pas contaminée par les idées de gauche.
Ce portrait d’un «jeune homme prometteur» façonné de toutes pièces s’inscrit dans la thématique de l’emprise, qui plane sur cette rentrée littéraire. A l’instar de Camille Laurens (Ta promesse), Vanessa Springora (Patronyme) ou David Ducreux Sincey (La Loi du moins fort), Eric Marty sonde l’héritage familial et mémoriel sous le joug de la domination. Aspiré par le trou noir de la spirale bourgeoise, Frédéric découvre les coulisses politiques, ses passe-droits et autres conciliabules venimeux. Passant du jambon coquillettes au foie gras, le «péquenaud crasseux et inculte» chasse de sa mémoire petite amie, racines ouvrières et obsession du lendemain, pour se révéler en faussaire. Avec un appréciable sens du croquis et de la mise en scène, la métamorphose du vilain petit canard se drape dans l’étoffe de dialogues acides susurrés par des charmeurs de serpents, «comme un sucre qu’on offre à un chien». Dans cette transposition de Le Rouge et le Noir de Stendhal sous le règne déclinant de Mitterrand, cynisme et mépris de classe se distillent à fleurets mouchetés pour déployer un art de la mystification cruel et éminemment romanesque.
3. Ceux que la nuit choisit
De Joris Giovannetti. Editions Denoël, 480 p.
La cote de Focus: 4/5
Entre beauté des paysages corses et intégrité des traditions, ils sont une poignée à dire adieu aux exubérances adolescentes. Gabriel découvre terrifié les attaques de panique (parmi les pages les plus justes lues sur le sujet). Vivant désormais sous l’empire de «la peur de la peur», il délaisse études de philo et engagement militant pour sombrer dans un abîme de contemplation. Hantée par la nuit où elle a été abusée par un inconnu, Cécilia ne supporte plus son reflet. Devenue anorexique, la jeune femme esthétise sa solitude au travers des filtres Instagram. Bravant racisme et préjugés, Lélia s’efforce de vivre au grand jour son histoire avec Raphaël, le frère de Gabriel. Une idylle que Malik, son frère dealer, voit d’un mauvais œil… Leur chute ne fait que commencer.
Sur une poignée d’années s’étalant entre 2013 et 2019, Joris Giovannetti brosse le portrait d’une génération qui se heurte à l’entrée dans l’âge adulte, bousculée dans ses idéaux déjà déçus. Etudiants, patron de bar, exploitant agricole, militants nationalistes, berger, tous privés de leur innocence, il leur faut dompter leurs angoisses pour trouver un sens à leur vie.
Prenant pour cadre les tiraillements identitaires qui agitent l’ile de Beauté (lutte armée, mafia, rapport aux touristes et à l’émigration), Giovannetti marche dans les traces de son compatriote Jérôme Ferrari (Nord Sentinelle) dont il partage le regard acéré. «On coule à force d’aller au fond des choses.» Entrecroisant les temporalités, parvenant à faire exister à égalité ses différents protagonistes marqués au sceau de l’héritage et du destin, ce premier roman impressionne par son ampleur. La question de la violence personnelle et communautaire qui sous-tend tout le livre est traitée avec une rare hauteur de vue. Certes, le prof de philo s’appesantit de-ci de-là via la résurgence d’une impulsion théologique quelque peu obsessionnelle: le sexe invariablement dépeint sous les atours d’un rituel païen ou le leitmotiv des anges. On pinaille. Hantée par Nietzsche et les méandres de l’égoïsme numérique, cette fresque chorale et tragique sur une jeunesse ivre de symboles signe la révélation d’un écrivain à suivre. Ecce homo.
4. Le Testament de Sully
De Richard Russo. Editions Table ronde. Traduit de l’anglais (USA) par Jean Esch. 544 p.
La cote de Focus: 4/5
«Ton père avait l’habitude de dire: « Fais quelque chose, n’importe quoi. Si ça ne marche pas, essaye autre chose ».» Ce père, c’est celui de Peter, Donald «Sully» Sullivan, mort il y a dix ans mais dont l’empreinte pèse toujours sur North Bath, petite ville en voie de décrépitude de l’Etat de New York, et en particulier sur son bar, le Horse, dans lequel, trois jours durant, et en pleine tempête de neige, une palette de personnages à l’image de l’Amérique vont se croiser, se parler, régler leurs comptes avec Sully, ou se réconcilier: des fils en errance, des flics désabusés, des mères qui galèrent, des femmes noires se débattant dans un monde de Blancs… Richard Russo a de la suite dans les idées: il y a 30 ans, avec Un homme presque parfait, il entamait une trilogie à la fois tendre et féroce autour de Sully, trilogie qu’il boucle ici dans un parfait résumé des maux de l’Amérique moderne. Et qui explique beaucoup de la déprime actuelle des intellectuels américains.
5. Les Saules
De Mathilde Beaussault. Editions du Seuil. 272 p.
La cote de Focus: 3,5/5
Marie, la fille de la pharmacienne, est morte. Marie avait 17 ans. Marie a été étranglée. Marie a été retrouvée près de la rivière, sous les saules. Et dans ce petit village breton, loin de la mer mais au plus près de la précarité, tout le monde connaissait Marie: les garçons de son âge évidemment, mais aussi les mauvaises langues du cru. Tout le monde, même Marguerite, petite fille solitaire, sale, mal-aimée et taiseuse qui, cette nuit-là, a vu quelque chose. «Je l’ai vue, dans la coulée. Même que le chien jaune l’a léchée et qu’elle a pas bougé. Elle aime pas les chiens, elle non plus.» A travers les yeux de Marguerite, et les témoignages bruts des villageois tels que collectés par André le gendarme, Mathilde Beaussault brosse le portrait terrifiant d’une petite communauté rurale consumée par la pauvreté, les jalousies et les haines recuites. Comme un Simenon qui aurait changé de genre et de siècle. Un premier roman intense et âpre.
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