Nos livres de la semaine: Nathacha Appanah ressuscite celles qui n’ont pas survécu

Nathacha Appanh met son écriture lyrique au service de femmes victimes de violence conjugale.
FocusVif.be Rédaction en ligne

Présente dans la première sélection du Goncourt 2025, Nathacha Appanah écrit dans les pas de celles qui ont dû fuir la violence. On épingle aussi cette semaine le retour à l’adolescence de Fabrice Caro et une passion amoureuse en Corée du Nord signée Nicolas Gaudemet.

La Nuit au cœur

Récit de Nathacha Appanah. Editions Gallimard, 288 pages.

Focus Vif: 4/5

Mai 1998. Décembre 2000. Mai 2021. Soi-même. Une cousine. Une inconnue. «Une femme court pour échapper à son mari.» La même histoire, toujours, encore. Celle de la violence des hommes envers les femmes. Celle de leurs assassinats, et même de l’effacement des femmes, de leur annihilation. Partir de soi, pour toucher l’universel, Nathacha Appanah applique à la lettre la méthode romanesque pour transformer le fait divers en matière littéraire. La Nuit au cœur renferme des coupures de journaux, des témoignages, une visite de scène de crime. Mais surtout, le livre met en récit les parcours singuliers et pourtant si familiers pour l’autrice et d’innombrables autres femmes, frappées par «le châtiment terrible d’être tuée par la personne qui dit vous aimer».

A trois époques différentes, en trois lieux différents, des femmes fuient. Le calvaire de Chahinez Daoud, qui bouleverse l’opinion publique en mai 2021, renvoie Nathacha Appanah à sa propre fuite plus de 20 ans plus tôt. La terreur, l’horreur dépassent le langage: «Je voudrais écrire ce qui va suivre en ponçant la langue, les mots, l’orthographe, la grammaire, gratter, gratter jusqu’à buter sur l’os même de l’acte et qu’il existe sur cette page comme tel: un geste inqualifiable, innommable, sans langue, sans mots, sans orthographe, sans grammaire.» Pourtant l’autrice va affronter l’indicible pour convoquer les tueurs dans ce qu’elle nomme sa «pièce imaginaire», non pour tenter d’une quelconque façon de les «disculper», mais pour se réapproprier la maîtrise du récit, et tenter de réparer, même si c’est une gageure d’avoir «l’assurance que l’écriture, les livres, ce travail, cette obsession, que tout ça, ça sert à quelque chose».  Elle a survécu. Chahinez et Emma sont mortes. Face à l’impunité, à l’abandon de ces femmes qui avaient pourtant alerté sur le danger encouru, Nathacha Appanah, forte de sa langue au lyrisme contenu, dit les faits, explore les manquements. Quand la mort réduit les femmes assassinées à des êtres unidimensionnels, désignées à jamais comme victimes, elle va à rebours de la tentative d’annihilation, mobile ultérieur des meurtres, pour restaurer leurs identités plurielles, pour «comble[r] un trou», «crée[r] un lien».

Les Derniers Jours de l’apesanteur

Dans son nouveau roman, Fabrice Caro ravive des années lycée très eighties.

Roman de Fabrice Caro. Editions Gallimard, 224 pages.

Focus Vif: 3,5/5

Surfant sur la même vague comico-nostalgique que Riad Sattouf (Les Beaux Gosses), le dessinateur et écrivain Fabrice Caro plonge à son tour dans le bouillon hormonal de la jeunesse. Direction la fin des années 1980, dans la tête d’un lycéen de terminale fan de Nelson Mandela (libéré quelques mois plus tôt), de Supertramp et de Cathy Mourier –son ex qui lui a préféré le très quelconque Gilles Rouquet. Plus tout à fait un enfant, mais pas encore un adulte, cet antihéros un peu gauche cherche sa place dans l’univers impitoyable de l’adolescence.

«Nous baignions tous dans un état de dépression larvée, naviguant entre ces deux eaux paradoxales que constituaient la meilleure période de notre vie en même temps que la pire», résume, lucide, Daniel. Le meilleur, c’est le temps passé avec ses deux copains, Marc et Justin (pas plus doués avec les filles que lui), c’est l’aventure et les fantasmes au coin de la rue, c’est une forme d’insouciance en sursis. Le pire, c’est sa mère qui rôde quand il est avec sa copine dans sa chambre, c’est l’humiliation de se faire laminer au baby-foot par la star du bahut, c’est la peur de louper le bac, c’est surtout tous les moments gênants qui mettent au supplice un ado sensible aux apparences. Justement, ce grand frère de Titeuf les collectionne: quand, par exemple, la prof de physique-chimie confisque un dessin de Justin situant précisément le point G chez la femme. Ou chaque fois qu’il se rend chez les Rigaux pour donner un cours privé de maths à leur fille Béatrice. Non seulement ses résultats ne font que baisser, mais Madame a pris l’habitude de secouer la tête de Daniel entre ses seins quand sa fille a le dos tourné…

Sans révolutionner le genre, l’auteur du Discours restitue parfaitement l’ambiance pop des années 1980 et tire le meilleur parti humoristique de chaque situation dans ce teenage novel qui se déguste comme un Carambar.

L.R.   

Nous n’avons rien à envier au reste du monde

Roman de Nicolas Gaudemet. Editions de l’Observatoire, 176 pages.

Focus Vif: 3,5/5

Lorsqu’il aperçoit Mi Ran, fille d’un officiel du Parti, au cours d’une exécution publique où il crie en chœur son dévouement pour ses Chers Dirigeants suprêmes, la pure vision socialiste du camarade Yoon Gi se trouble du voile de la concupiscence. Depuis le balcon de leur intériorité, bien que ligotés par leur songbun (classement sociopolitique établi sur trois générations), le cœur des lycéens s’embrase inexorablement. Dans un savoureux exercice de style, Nicolas Gaudemet transpose Roméo et Juliette en Corée du Nord, sous l’étouffoir de la propagande totalitaire considérée depuis l’angle de ses concitoyens. Puissance du destin, premiers émois, fin du rêve… un badge rouge agrafé au cœur, les thèmes de la tragédie shakespearienne rayonnent d’une ironie mordante. «C’est comme… le plus haut niveau de camaraderie. J’aimerais servir le pays à tes côtés, toute la vie.» Les histoires d’amour finissent mal, en général…

F.DE.

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