Hedwige Jeanmart

Nos champs de bataille: ce qu’Hedwige Jeanmart retiendra de 2018

Hedwige Jeanmart Écrivaine

Elle est l’une de nos meilleures romancières, même si c’est à Barcelone qu’elle vit désormais. Nous avons donné carte blanche à Hedwige Jeanmart sur cette « simple » consigne: que retenir de 2018?

Hedwige Jeanmart

Née à Namur en 1968, Hedwige Jeanmart est écrivaine. Après avoir notamment vécu en Russie et en Croatie, elle est installée à Barcelone depuis 2006. Découvert par les éditions Gallimard, son premier roman Blanès a reçu le prix Rossel en 2014. Hedwige Jeanmart a publié cette année, toujours chez Gallimard, Les Oiseaux sans tête, une enquête singulière, drôle et caustique sur Daniel Deur, un meurtrier récidiviste fictif.

Se poser quelque part, à une table ou ailleurs, face à une fenêtre de préférence, sortir un grand cahier quadrillé et se résoudre à faire le bilan de l’année qui s’achève. Non. Surtout pas un bilan, qui exigerait de moi de tracer des colonnes, quantifier, inscrire des actifs, des passifs, chercher la juste balance entre positif et négatif. Un bilan, ça sent le vieux papier, la poussière, la sueur de celui qui s’y soumet, le stress du calcul, recompter encore, il doit manquer des justificatifs aux jours passés. Jeter rapidement un coup d’oeil dans le rétroviseur alors? Non plus. Ce serait comme déjà prendre de la distance pour laisser des jours derrière, les fuir même, qui sait? Donc, disons plutôt, faire le point. Idéalement un point bien rond, net et franc, à poser au bout de la ligne. Sans quoi cette ligne s’étire, se distend, perd de sa contrainte et de son sens, condamnant par avance la ligne suivante, la rendant irrattrapable et déjà diluée dans ce qui l’a précédée. Avant le point, on est obligé de trier un peu, de classer ce à quoi l’on tient, les mots comme les photos.

Soi pour matière

A chacun ses mots, chacun ses petites photos. Je ne peux donc absolument rien dire de ce qu’a pu être 2018 pour les autres. Je n’en sais rien. Même en délimitant le monde à un périmètre couvrant mon pâté de maisons, je me retrouverais à brasser des centaines d’années 2018. Celle de mon voisin d’en face n’est pas la mienne, je n’ai, par exemple, jamais de ma vie pendu de drapeau au balcon, je ne l’ai donc pas vu se déchirer un peu plus chaque jour sous le coup de violents orages – à ce propos, quel temps cette année! Celle de mon ami Hamza, Pakistanais de Lahore qui tient l’épicerie au coin, non plus n’est pas la mienne. Cette année, il a loué un appartement dans un village à trois heures d’ici. Sur son téléphone, il a tenu à me montrer les images d’une cuisine peinte en rose et, filmé longuement depuis la fenêtre, le champ d’en face, un arbre et des herbes folles. Bientôt, Inch’Allah, sa femme et ses fils restés là-bas pourront enfin le rejoindre, l’appartement sera prêt. Ou encore l’année d’Isaias, l’aveugle du haut, qui descend et remonte la rue plusieurs fois dans la journée, toujours tiré à quatre épingles comme si c’était dimanche, pour faire de l’exercice mais aussi sans doute pour capter une conversation et, si la personne n’était pas trop pressée, s’y greffer un moment. Une rétrospective ne peut être que sciemment subjective. On n’a, en fin de compte, que soi pour matière. Pour moi donc, cette année aura été celle des dix-huit ans de mon fils, une sorte de grande piste à son envol. C’est dire si elle exige de moi de faire le point et donner une assise à ce qui suit.

L’exercice est colossal et manque de me décourager d’emblée. Je m’y attaque à l’instant, de manière pas du tout méthodique, comme je le fais toujours lorsqu’il s’agit d’affronter une matière qui tend à m’échapper : je note sur mon grand cahier une suite de mots en vrac, dans l’ordre où ils me viennent, tout ce que je garde de cette année. Certains de ces mots renvoient à de belles choses, bien sûr, une opération réussie, un livre, deux livres, un couple d’oiseaux dont je ne connais pas le nom venus nicher dans l’arbre pour y rester, la fin de l’école (enfin la quille), un désert andalou, une rivière glacée, un film dans un divan, une longue soirée l’été, une surprise à la porte. Bref, une précieuse succession de moments de toutes textures, qui, mis bout à bout, pourraient constituer un beau matériau, lisse et apaisant, agréable à la vue comme au toucher. J’y serais presque, il suffirait ensuite de développer un peu. Hélas – ce que je craignais – d’autres mots s’invitent, qui ne font pas partie de la même famille et causent autant d’accrocs dans ce que ces souvenirs auraient suffi à tisser. Ces mots vont de cyclone à incendies, de Brésil à Philippines, de Denis Mukwege à Oleg Sentsov, de Trump à Poutine, de Libye à Marseille, de Yémen à Jamal Khashoggi, de Syrie à Centrafrique, de rhinocéros à plastique, de porcs à balancer à ceux à ne plus manger, d’ ouragans à Brexit, de Nadia Murad à Joseph même, dont je ne sais ce qu’il fait là, tous et beaucoup d’autres encore, écrits à la hâte et qui me tombent dessus. Un brainstorming en solitaire relève du défi.

Comme il faut bien retrouver une once de sens au beau milieu de tout ce fatras, je m’attelle à regrouper les mots par affinités. Sur une seconde page donc, j’entreprends de tracer avec application des cercles au feutre rouge, dans lesquels je les placerai, pour mieux en redéplacer d’autres, dans un flux qui très vite me donnera le tournis. Dans un premier cercle -le plus facile-, je rassemble les « Infréquentables » et j’y glisse le mot Poutine. Entre lui et moi, il y a comme qui dirait une histoire personnelle, un oignon à peler. Poutine, le buteur de Tchétchènes jusque dans les chiottes, grâce à qui je quitte définitivement la Russie il y a quinze ans avec, dans les bras, un fils, un chat et un cactus qu’on m’avait offerts, écoeurée par le nationalisme et la xénophobie qui y montent en flèche; Poutine l’annexeur de la Crimée où nous avons passé de si joyeux étés et où nous avons toujours des amis tatars aujourd’hui spoliés; Poutine le geôlier d’Oleg Sentsov; Poutine toujours, encore réélu ce 18 mars 2018, omni- présent. J’envoie l’y rejoindre al-Assad, moins audible certes – il n’est plus invité aux fêtes, lui – pourtant parmi nous chaque jour, comme une vilaine petite musique d’ascenseur en sourdine, répétitive, un bruit de fond de plus en plus discret; on a beau tendre l’oreille, on ne sait plus trop ni d’où elle vient ni si on l’entend vraiment. Puis c’est au tour de Trump, enfin bien sûr, source quotidienne de nausées matinales lorsqu’en prenant un café j’écoute les infos.

Joseph Gborski, grand-oncle de l'auteure, à Furnes, le 31 juillet 1915.
Joseph Gborski, grand-oncle de l’auteure, à Furnes, le 31 juillet 1915.© DR

Où balancer les porcs?

Un second cercle, plus ambitieux celui-là, rassemble les « mots-victimes », que je dois écrire en tout petit pour qu’ils y tiennent tous, au point que j’hésite à tout reprendre à zéro, créer des sous-groupes ou tirer des flèches selon les modes d’action et leur contexte, à y séparer les hommes des femmes aussi, comme s’il était question d’y construire des latrines. Par souci d’efficacité, je me résous finalement à les y garder tous ensemble, comme dans un gros sac: victimes de violences armées, conjugales, d’attentats, de catastrophes climatiques, d’abus sexuels. En annexe de ce dernier point, j’hésite à nouveau: où balancer les porcs? Je bute sur ce balancer, le mot me dérange. Soit, l’heure n’est déjà plus aux nuances, il s’agit de dégager le terrain. Je me résous donc finalement à mettre celles qui balancent dans ce même sac, en compagnie d’autres victimes, moins connectées sans doute, pas toutes harcelées ou violées non plus d’ailleurs, des filles simplement battues, mutilées, qui n’ont pas envie de se marier, des filles qui n’y sont pour rien si elles ont fait une fausse couche, ou si elles passent par là au mauvais moment.

En pointillé, j’ébauche un troisième cercle, un peu fantomatique, celui de « ceux-qu’on-fait-taire », sauf que, justement, silencieux par définition et maintenus à l’abri des regards, on ne sait pas toujours qui ils sont, ni même qu’ils existent. C’est le principe. Dépitée, j’écris en grand le nom de ceux qui ont malheureusement bien existé cette année pour avoir eu le tragique privilège d’avoir mené cent quarante-cinq jours de grève de la faim, ou d’avoir été dépecé dans un consulat. Ensuite, alors que la place vient déjà à manquer, un gros cercle informe vient déborder sur les autres. J’y jette mes mots plastique, mes carcasses de rhinocéros, mes derniers éléphants, mes abeilles, mes coquelicots, y déverse mes cyclones, des gaz en tous genres, toutes les matières toxiques possibles. Après ça, pour ventiler un peu et rabaisser mes angoisses à leur plus bas niveau, je trace un tout petit cercle riquiqui, taillé sur mesure et dont je tairai le nom, au centre duquel, je place en minuscule le mot Zemmour avec un soupir de soulagement, parce que, comme Hapsatou, le prénom de mes enfants ne figure pas dans le calendrier chrétien et parce que je l’admets – même dotée d’une bonne dose de résilience, la connerie finit par user.

Optimiste malmenée

Une fois placés tous les mots dans ces cercles – à l’exception de Joseph, dont je ne sais que faire et que je laisse en marge dans le coin supérieur gauche de ma page – je réalise qu’ils forment des sortes de petits îlots monstrueux. Allant d’un bout à l’autre de cet archipel de cauchemar, je vois des canots pneumatiques sombrer dans cette mer au bord de laquelle mes enfants ont grandi et où l’on perd l’envie de se baigner. Le long d’une côte, j’aperçois un attroupement de futurs écorchés, ceux qui iront s’entailler la peau, sur le mur de Melilla, pour passer la frontière de mon pays d’adoption, qui retomberont puis remonteront pour mieux s’écorcher encore. Au beau milieu des terres cette fois, d’autres marchent droit vers Tijuana; me revient « Welcome to Tijuana, tequila, sexo y marihuana« , mais je sais qu’aucun n’y trouvera rien de tout ça. Depuis, vers, et à travers mes îlots, se déplacent ceux qui ne sont pas les bienvenus, n’ont pas la bonne peau, pas le bon prénom, pas le bon Dieu, pas le bon sexe. Consternée par le tableau que je viens moi-même de dessiner, je vois enfin s’y engloutir nos minuscules moments, le divan, la rivière, les livres, la surprise et le reste. L’objectif initial était pourtant d’y voir plus clair, faire le point pour avancer. C’est raté. Je me demande si je ne suis pas une optimiste malmenée.

Cette photo a dû me marquer plus que je ne l’imaginais.

Disons plutôt – signe qu’il me reste quelque ressource – une optimiste mise à l’épreuve. J’ai toujours usé – abusé diront certains – de c’est pas grave ou, optant pour un futur proche réconfortant, de ça va aller plutôt que de ça ira. Le futur n’est pas que simple et l’optimisme se mérite. S’il n’est pas béat, il n’a rien d’inné, il se travaille à force d’exercices quotidiens, ce qu’on veut bien voir, ce qu’on se répète, comme autant de petits abdominaux de la tête. Bien sûr, il y a des astuces aussi. Par exemple, pour donner à mes ça va aller un effet, sinon immédiat, au moins envisageable à court ou moyen terme, je les fais suivre d’un tu vas voir, histoire d’offrir une perspective, un horizon, un paysage lumineux, rasséréné. Je n’ai jamais été trop à court de paysages à proposer. Or, ces derniers temps, je sens bien que je me laisse aller. Je me surprends à éviter ce tu vas voir, par souci d’honnêteté, car la vérité c’est que je ne vois plus grand-chose. Comment faire miroiter ce que moi-même je n’aperçois plus que de manière de plus en plus floue, comme s’il y avait de la brume?

Quitte à n’y plus rien voir, autant biffer, faire le nettoyage par le vide. Je saisis un gros feutre et noircis mes îlots. Retour à la case départ. Seul dans la marge, toujours en attente d’affectation, reste Joseph, le grand-oncle, tel qu’il apparaît sur la photo que j’ai envoyée aux enfants ce 11 novembre 2018. Une photo toute passée, prise dans une tranchée à l’été 1915. Moment saisi où, conjurant la laideur, Joseph, assis sur un sac farci de paille, un chat blanc couché sur ses genoux, se redresse un peu, fixe l’objectif, et sent sous sa main la chaleur du chat qu’il caresse.

Champ de ratures

Quelques minutes à peine après l’envoi de cette photo, j’avais reçu une réponse de mon fils: une petite pensée pour Joseph, suivie pour une fois d’un émoji, celui qui verse une larme. Je lui avais répondu à mon tour que moi aussi, j’avais une petite pensée. Elle allait à Joseph, bien sûr, embourbé dans cette boucherie, au même âge que le sien mais je savais bien qu’elle allait aussi et surtout à lui, mon fils, et à ces champs de bataille que je devinais déjà tout autour. Pour colmater ces idées noires, j’avais joint au message une salve d’émojis, dentés, hilares, en pleurs, désespérés, dubitatifs, épuisés, trop, exprès, pour mettre un peu de couleur et que tout redevienne jaune.

Cette photo a dû me marquer plus que je ne l’imaginais. Je m’y attarde à nouveau dans l’espoir qu’elle soit porteuse de solution et permette de mettre un terme au carnage, d’effacer ce champ de ratures dans lequel je viens malgré moi de projeter mon fils, quelle mère je fais. C’est une photo silencieuse comme toutes les photos du monde, dans laquelle on devine pourtant le son à venir, ça va recommencer, faire du bruit. Le chat blanc va prendre peur et partir, quitter les genoux de Joseph, dont ce sera ensuite le tour de se lever et s’éloigner. Pourtant, depuis la marge où je l’ai laissé seul, le mot Joseph continue à me questionner: comme si je n’avais rien de mieux à faire que de dessiner et de noircir des pages, créer à perte de vue de larges zones de désolation et accepter d’y voir des fils de dix-huit ans, le mien et les autres? Que je me ressaisisse, que diable, c’est tout sauf le moment de flancher! Le point final ne sera peut-être ni rond, ni net ni franc comme je l’ambitionnais naïvement il y a encore quelques lignes, mais il me reste Joseph qui, une fois le chat parti, se sera relevé et, obstiné, aura pris tout droit la direction de nos champs de bataille, en quête de silences, d’éclaircies et de chats à caresser.

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