Noir au féminin: le polar du monde d’après
Les rapports de force et de domination, au coeur même de la littérature noire, ne sont plus ce qu’ils étaient. Poussé dans le dos par #MeToo, les sensitive readers ou la prise du pouvoir par les femmes, le polar change donc lentement, lui aussi. Toujours pour un mieux? Coup de sonde dans les allées des Quais du Polar à Lyon.
Si Sophie Loubière laissera sa place à la rentrée à d’autres consoeurs, comme elle poids lourds ou newcomers de l’édition noire -on pense à Paula Hawkins, Lionel Schriver, Elsa Marpeau, Eva Dolan, Lisa Sandlin ou au revival programmé autour de Patricia Highsmith, dont on fête cette année le centenaire-, la reine des Quais du Polar, cette année, c’était elle, avec la sortie en poche de Cinq cartes brûlées et surtout de son onzième roman De cendres et de larmes (Fleuve Noir), qu’elle aime à qualifier de roman noir plutôt que de thriller psychologique. « Parce que le roman noir est un roman sociologique, qui traite des grands sujets du moment et s’attaque aux plaies de la société. » En l’occurrence, c’est la réalité d’un double infanticide qui lui a d’abord inspiré, en biais, ce roman sombre qui se joue des genres et des clichés, puis sa rencontre avec l’attachée de presse belge Isabelle Fagot (également peintre et dont les toiles apparaissent dans le livre) qui l’ont menée à écrire De cendres et de larmes. Ce roman singulier met en scène des personnages à contre-courant des clichés, tel ce couple formé d’une sapeuse-pompière qui porte la culotte, « qui sauve et est dans la puissance et la vie » et d' »un homme tourné vers le sol, la terre, le deuil, puis la créativité« , devenu conservateur du cimetière de Bercy. Le couple s’y installe dans une petite maison avec ses enfants (« ce lieu et cette une maison existent« ). Et de voir se dérouler un mélange de drame et de sororité au coeur d’une relation de couple et de famille qui vire au cauchemar.
Une invention de femmes
À tort, on envisage comme des sujets très masculins des thématiques comme la rédemption ou la culpabilité des survivants. « Mais les hommes n’en ont pas le monopole, même s’ils ont beaucoup écrit là-dessus« , s’agace l’autrice quand on le lui fait remarquer. Elle impose des thrillers qui ne clament pas leur féminisme, mais qui le sont plus que bien d’autres. Et ne voit dans la féminisation du genre qu’un juste retour des choses quand on lui pose la question de savoir si le roman noir fut trop longtemps la chasse gardée des hommes. « La réponse est très simple: Anna Katharine Green (née en 1846 à Brooklyn, morte en 1935, elle était surnommée « la mère du roman policier », NDLR). C’est elle qui a « inventé » le roman policier. Les hommes s’en sont emparé parce qu’ils trouvaient que c’était vachement intéressant. Mais si on regarde l’Histoire, ce sont des femmes, surtout anglo-saxonnes, qui ont bâti les fondations, entre autres, du roman à énigmes. Et au contraire, c’est dans le polar que les femmes se sont le plus exprimées, ont exprimé les différences sociales et le carcan dans lequel elles étaient -relisez Agatha Christie. On est sur la sociologie du crime, et les femmes sont toujours plus portées sur cet aspect des choses« .
Le polar aujourd’hui? « Des femmes qui dénoncent la violence des hommes. Et des hommes qui incarnent des femmes qui se vengent des hommes« . La boutade, lancée par Nicolas Mathieu (Goncourt 2018 avec Leurs enfants après eux, Actes Sud) au salon lyonnais, en dit long sur ce que traverse le genre aujourd’hui. Le roman noir, sociologique par essence, accompagne la société occidentale dans ses représentations, et ses clichés, soit, longtemps, un monde dominé par les hommes hétérosexuels, certes parfois torturés mais toujours puissants, prenant sous leurs ailes protectrices et paternalistes des veuves et parfois des orphelins -donc forcément des victimes, mets principal de cette littérature là aussi violente par essence. Des décennies de mâles blancs et dominants ancrés dans leur époque… qui change toutefois. D’abord au niveau de son lectorat (qui s’est considérablement féminisé en 20 ans), puis au niveau de ses structures (on compte désormais une majorité d’éditrices et parfois d’autrices, de la collection La Noire chez Gallimard à Belfond Noir), et ensuite, au niveau de ses contenus, lesquels commencent à profondément porter la marque des vagues d’évolutions de la société: #MeToo, Black Lives Matter, affirmation des communautés LGBT, féminisme, pensée décoloniale, cancel culture sont autant de nouveaux repères très générationnels qui doucement mais sûrement se retrouvent dans nos livres et dans les tendances de la rentrée littéraire qui se profile (lire encadré ci-dessous).
Mais la parole qui se libère libère-t-elle pour autant la littérature, qu’elle émerge de la blanche ou de la noire? « Les regards et les points de vue ont changé, continuait ainsi Nicolas Mathieu, lors de la toute première conférence hautement symbolique -sur le thème « Le polar après #MeToo »- de cette édition un peu spéciale des Quais du Polar. Dorénavant, ce qui allait de soi doit être repensé. Le roman noir c’est avant tout le roman des rapports de force, et si ceux-ci ont changé dans la société, tant mieux, ils devront donc changer dans le roman noir aussi. Même si les romans « post-#MeToo » véhiculent déjà de nouveaux clichés: des femmes « fortes » ou « puissantes », et qui disent non aux hommes. »
Distance et précautions
D’abord et avant tout, que l’on rassure tout de suite les hommes blancs hétéros et de plus de 50 ans qui se voient toujours au sommet de la chaîne alimentaire: même si les choses changent et que les médias et les éditeurs aiment ça, leur crépuscule n’est pas encore annoncé; eux et leur imaginaire restent majoritaires et surreprésentés: six des sept prix importants des Quais du Polar leur ont été attribués et l’on s’étrangle encore devant le parterre d’auteurs rassemblés pour parler de ce polar post-#MeToo: que des mecs! L’Anglaise et féministe Jessica Moor, très remarquée pour ses Femmes qui craignaient les hommes (Belfond), coincée par le Covid, aura beaucoup manqué, laissant la parole à des confrères souvent convaincus que le mâle alpha, c’est toujours l’autre, et qu’il fallait désormais, surtout, être… plus prudent.
« Des questions comme la domination masculine ou les féminicides, sont travaillées depuis les années 70, explique ainsi Hervé Le Corre. Mais le roman noir est dans une posture: imaginer la souffrance du personnage, ce qu’elle peut encaisser, et jusqu’à quand. Mais il est toujours délicat de se glisser dans une sensibilité dont on ne sait pas tout. Je n’écris pour ça jamais à la première personne, je garde distance et précautions. Je m’en sors comme ça. Dans mon dernier bouquin (Traverser la nuit, Rivages, NDLR) , mon héroïne est victime par deux fois d’agression sexuelle. Je devais essayer de ressentir son dégoût. Mais j’insiste sur le verbe « essayer ». » Même « prudence » affichée par Mathieu Menegaux (Disparaître, Points): « Incarner un personnage féminin, un auteur de fiction a évidemment encore le droit de le faire, et je le fais avec beaucoup de joie. Tous mes livres traitent des violences faites aux femmes, et tous s’interrogent sur nos comportements passés, mais j’essaye toujours de créer des personnages complexes, et des femmes très déterminées« .
Le lendemain, le Suédois Niklas Natt och Dag ne nous disait pas autre chose, malgré l’extrême violence qui habite ses livres (dans son dernier 1794, paru chez Sonatine, le « méchant » se masturbe en regardant des femmes se faire éviscérer): « Je suis très prudent quand je manipule des personnages féminins. Une scène de viol, je l’écris toujours de loin, jamais face caméra. Mais ce qui est horrible et beau en même temps avec la littérature noire, c’est que sont parfois les personnages eux-mêmes qui vous obligent, par ce qu’ils sont, à aller vers des terrains plus extrêmes que prévu. S’ils passent une ligne, je n’ai pas d’autre choix que la passer avec eux. J’ai eu quelques critiques très négatives à cause de ça, mais c’est un malentendu, mon livre parle aussi beaucoup de la condition de la femme, et puis tout le monde en 1794 était faible, exploité et souffrant en Suède! C’est plus facile: j’y décris des choses que je ne pourrais pas décrire aujourd’hui« .
Thomas Cantaloube, auteur d’une trilogie historique et travail d’inventaire des fondations de la Cinquième République (Frakas, Série Noire/Gallimard), confirme: « Je tiens dans mon livre des propos qui ne seraient plus tenables dans des récits contemporains, notamment des insultes racistes que je suis obligé d’utiliser dans les dialogues pour évoquer le parler de l’époque. Et si ça choque, je suis prêt à l’entendre et à discuter, je me suis moi-même beaucoup posé la question. Mais ce n’est pas encore inconfortable d’être un auteur blanc, hétéro et de plus de 50 ans. Il y a un rééquilibrage nécessaire et bienvenu, je suis très content d’avoir une éditrice par exemple. Mais j’aimerais que le polar se colorise aussi, c’est un réel enjeu, il n’y a pas que « nous » qui représentons la société. Il faut faire un effort. »
On laisse le mot de la fin à Sophie Loubière dont la réaction à ces gages de prudence laisse à penser qu’il y a encore du boulot. « Les hommes sont désormais plus précautionneux avec les scènes de viol? Ce qui est simple, c’est de ne pas écrire des scènes de viol, ils se poseront beaucoup moins de questions.«
Narrative non fiction, true crime et cosy mystery: telles devraient être, « derrière des rayons entiers de livres féministes« , dixit leurs éditrices, les grandes tendances de la littérature de la rentrée prochaine, qu’elle soit blanche mais surtout noire. Des tendances elles-mêmes influencées par cette ambiance mâtinée de post-#MeToo, de post-Covid et des prémisses d’une cancel culture qui se marquera forcément dans les fictions anglo-saxonnes à venir, et désormais systématiquement soumises, avant publication, à un parterre de sensitive readers chargés d’y biffer tout propos trop offensant -ce qui rend la littérature noire compliquée à manier, « elle qui est un art fait pour affecter puissamment ses lecteurs; elle doit être cruelle« , rappelait encore Nicolas Mathieu. Dans le cas de la narrative non fiction -qu’on peut définir comme « une nouvelle manière de parler de soi, avec un filtre de plume« – et du true crime (des fictions basées sur des faits divers réels), le lien avec ce mouvement général de libération de la parole tient de l’évidence, tant les livres issus de ces tendances contiennent des témoignages qui ne disent pas leur nom (« mais qui, ainsi, changent de rayons dans les librairies, et ça change tout« , selon une éditrice). Quant au cosy mystery, vernis marketing d’un genre vieux comme Agatha Christie, il coche toutes les cases du nouveau politiquement correct, avec ses autrices et son contenu inoffensif, « il répond aussi à une demande de plus de légèreté d’un certain lectorat, nous dit-on, vu l’ambiance anxiogène qui règne en France depuis longtemps, entre attentats, gilets jaunes et Covid« .
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