Critique | Livres

Nathalie Démoulin: « Nous sommes faits d’une catastrophe climatique à venir »

4 / 5
Nathalie Démoulin, romancière. © Eric Garault / Pascoandco

Nathalie Démoulin, éditions Denoël

Cartographie d'un feu

159 pages

4 / 5
© National
Fabrice Delmeire Journaliste

Roman bref mais intense sur l’emprise et la dette climatique, Cartographie d’un feu de Nathalie Démoulin questionne le poids de l’héritage au travers d’un fantastique subtil et envoûtant.

Un violent incendie empêche Jason Sangor et sa compagne Carole de rejoindre Furieuse et leur maison perchée sur une rocheuse du Jura. Le couple trouve refuge chez le père du premier, dans la demeure familiale de Messia, comme abandonnée au bord du lac. Marchant dans les traces d’un paternel taiseux ayant consacré sa vie à l’industrie, une mère médaillée de ski jupitérienne et le fantôme d’un premier amour évanescent, Jason avance à reculons vers la nasse des souvenirs. L’impérieuse bâtisse couve les vestiges des drames familiaux, ravive les angoisses de l’enfance, balafre de souvenirs cuisants. Coiffé des ramures d’un cerf, Jonas, le frère différent, observe les arrivants…

Avec une force d’évocation magnétique, Nathalie Démoulin ausculte dans Cartographie d’un feu la puissance des lieux, creusets de civilisation. Outre son pouvoir dévastateur, l’incendie qui embrase le livre interroge la catastrophe climatique laissée en héritage. Avec des mots frottés tels des silex sur des fissures irréparables, l’autrice (par ailleurs éditrice aux éditions du Rouergue) fait jaillir une langue à la fois ornée et sur l’os. Sous une ouate de cendres, au milieu des arbres bleus, le lecteur emprunte un sillon sensuel et mystérieux, s’aventurant à l’orée du fantastique. “Les bois des cerfs, savez-vous, (…) transmettent des vibrations, concentrent des sons, font entendre l’inaudible.” Rencontre.

Jason est un homme de pouvoir tiraillé par les fantômes du passé. Il paraît lesté du poids de l’héritage.

Nathalie Démoulin: C’est un livre sur l’emprise. Jason est un personnage très empêché, un homme qui ne s’est jamais révolté, qui porte en lui une grande colère. Sa terreur au moment où son père disparaît, c’est qu’il lui laisse tout assumer, alors même qu’il a déjà l’impression de porter beaucoup. Cette peur du fardeau traduit notre effroi à tous: nous sommes faits d’une catastrophe climatique à venir, qu’on va devoir assumer. Que fait-on de ce lourd héritage de la société industrielle en train de dévaster notre planète et nos vies? Cette maison fait peur parce qu’elle promet une catastrophe imminente. Pour moi, c’est un livre sur l’effroi de l’héritage, de la dette et de la catastrophe climatique dans laquelle nous sommes.

Comme le suggère le titre, vous travaillez la présence des lieux. Peut-on dire qu’ils interviennent tels des “cœurs de mémoire” venant submerger le narrateur?

Nathalie Démoulin: Il y a cette envie de créer un espace, de l’explorer à travers le temps. Les lieux ont une extrême importance dans le dispositif romanesque. Ils représentent des intentions, des facettes de ce personnage qui va explorer différentes choses de lui-même et de son passé. Cet incendie agit comme un révélateur, un moment régressif qui remet Jason face aux fantômes de sa jeunesse, de la famille. Tous ces lieux hautement symboliques sont doués de volonté. Ils fonctionnent comme des personnages avec leur propres intentions, leur propre raison signifiante. Même son épouse Carole semble se transformer au contact de la maison familiale, Jason ne la reconnaît plus.

Nathalie Démoulin: « Dans la littérature, dans la poésie, dans certaines chansons, il y a un travail de la poétique, du son. » – © Eric Garault / Pascoandco

Le livre égrène avec parcimonie quelques éléments empruntant au fantastique. Une façon de s’affranchir de la littérature de genre?

Nathalie Démoulin: Il y a des frissons, de la peur, de l’effroi, du chagrin… Le livre repose sur une crête de réseaux de signifiants et se prête à toutes sortes d’interprétations. Je pense que c’est ce qui en fait le sel: laisser le champ de la lecture complètement ouvert. Il y a beaucoup de choses à peine dévoilées, suggérées qui, si on les isole, induisent un chemin possible: l’animal, le malin… agissent comme des marqueurs. Je n’aime pas les fioritures. Je n’aime pas l’agitation. Il y a eu des moments où le texte a pris un tour qui m’a surprise, qui a déjoué ce que j’avais l’intention de faire. Les lecteurs qui me parlent du livre ont tous des lectures différentes. Je pense que le fait qu’il y ait une telle liberté d’interprétation, que la fin repose sur une complète équivoque, contrarie la littérature de genre.

En offrant de nombreuses pistes à explorer, souhaitiez-vous inviter le lecteur à jouer avec le livre, à y revenir?

Nathalie Démoulin: Ce qui caractérise tous mes livres, c’est ce côté foisonnant. Il y a beaucoup de personnages et d’éléments symboliques, ça fait partie de ma manière d’écrire. En tant que lectrice, j’aime la densité, les livres un peu insaisissables, où quelque chose m’échappe. Lorsque tout est donné d’emblée, cela me navre et m’ennuie. J’aime les livres qu’on peut relire indéfiniment parce qu’à chaque fois on va y trouver quelque chose d’autre. Quand je lis Les Géorgiques de Claude Simon (prix Nobel de littérature 1985, aux trois récits imbriqués, NDLR), d’abord c’est tellement beau que j’ai l’impression que je suis au-delà de moi-même. Ensuite c’est un livre qu’on peut lire dix fois. Le livre ne donne pas tout d’un coup, il réserve encore des subtilités.

La subtilité est distillée par le style: ciselé, au cordeau. Cela vous demande un important travail de retouche?

Nathalie Démoulin: Je viens du nord-est de la France, où on fait beaucoup d’eau-de-vie. Ce processus de la distillation, de la décantation, de la métamorphose, c’est exactement ce que je cherche dans l’écriture. Le fait d’enlever des choses, ça donne beaucoup plus de facettes au texte. Plus on donne d’informations, plus on conduit la lecture. Il faut retirer des choses: parce que c’est trop lourd, trop évident, tous les clichés. Dans la littérature, dans la poésie, dans certaines chansons, il y a un travail de la poétique, du son. C’est le lieu où le langage se défait de toute cette mousse, où l’on se dégage de tout ce qui encombre le langage.

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