Merde in France: la société du spectacle, le spectacle de la société

Kaya Scodelario dans le Wuthering Heights d'Andrea Arnold (2011)
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Au menu de ce Crash Test S05E25: Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, France-Dimanche, Virginie Despentes, Twitter, Hugh Grant, La Muette de Portici, les flashballs, The Last Poets, du crack et des frites. Oui, il y a un lien…

Je suis complètement dingue de Jane Eyre, le classique goth de Charlotte Brontë. En revanche, Les Hauts de Hurlevent de sa soeur Emily a tendance à m’exaspérer. L’une des raisons, c’est que le dispositif narratif de ce dernier est assez particulier. C’est la gouvernante qui raconte à Monsieur Lockwood, un dominant sympa (comme quoi), ce qu’elle a entendu dire dans les demeures et vu y faire les unes et les autres: « Et alors, courroucé, l’impétueux Heathcliff a essayé de voler la PlayStation4 et l’album de Franquin dédicacé », « Et puis, Mademoiselle Catherine, les larmes aux yeux, a répondu qu’elle préférait finalement les croquettes de pommes de terre aux frites pour accompagner son petit poisson pané du vendredi… » Attention, je conteste pas du tout le statut de chef-d’oeuvre de Wuthering Heights, 173 ans de succès littéraire jamais démenti, le livre au programme scolaire que les petits malins résument en recopiant les paroles de la très bonne chanson de Kate Bush qui s’en inspire. Je ne cherche même pas vraiment à m’en moquer, juste à vous faire part d’un rejet tout personnel et relativement irrationnel: j’ai beaucoup de mal avec ce bouquin juste à cause de cette narration de… mêle-tout, de concierge qui écoute aux portes, de rapporteuse à 5 centimes la chanson. Le genre archiviste de la vie des autres, le type de personne qui me fait tout simplement horreur. Aujourd’hui, cette Nelly Dean qui raconte Les Hauts de Hurlevent écrirait peut-être bien pour Closer ou The Sun. Sur les réseaux sociaux, elle récolterait sans doute les captures d’écran de blagues borderline pour les classer dans des petits dossiers à éventuellement ressortir 10 ans plus tard. Et posterait très certainement aussi ce fameux GIF de Michael Jackson dévorant avidement du pop-corn dès qu’une conversation sur Facebook et Twitter semblerait partir, ne fût-ce qu’un tout petit peu, en vrille.

Au moment d’établir des typologies d’utilisateurs de réseaux sociaux, on évoque souvent les « trolls » et les « victimes de cyberharcèlement » mais pour ainsi dire jamais toute cette frange qui s’y délecte en spectateur faussement distant et faussement silencieux des gossips, des coups de gueule et des agitations plus ou moins vaines. Ces descendants d’acheteurs de France-Dimanche sont pourtant nombreux, et carrément néfastes. Non seulement parce qu’ils partagent et commentent beaucoup d’idioties, faisant donc gagner de la visibilité à celles-ci, mais aussi parce qu’ils ne sont jamais les derniers à ajouter de l’huile sur le chaudron (« Tiens, au fait, tu sais ce que Machin a encore dit de toi?« ). Peut-être portent-ils même une grosse responsabilité dans le fait que pour ainsi dire plus aucun débat sociétal et/ou culturel pourtant nécessaire n’arrive à réellement décoller. Prenez la semaine écoulée. En tentant d’élever la réflexion, de privilégier le rationnel et le recul, on aurait peut-être pu sérieusement parler de l’étrange impunité dont bénéficient des artistes pédophiles ou présumés pédophiles, du triste état du cinéma français, de la beaufitude de ses coulisses, ainsi que d’une grande puissance mondiale, la France, en état véritablement pré-insurrectionnel continu depuis plus de trois ans. Mais non. Les Nelly Dean du monde médiatique (au sens large) n’ont pas laissé un centimètre de terrain pour ça, préférant le bombarder de 12.000 tonnes de « Et alors, Adèle a fait ceci, Virginie a écrit cela et Natacha et Claude y ont répondu comme ça mais c’était beaucoup trop intello alors que les coups largement sous la ceinture de Patrick et Chloé, wouuuaaah, ça, c’était vraiment yolo! »

Bien entendu, comme l’a exposé le philosophe Laurent De Sutter dans l’un de ses récents bouquins (Indignation Totale, 2019), chez l’humain, l’addiction au scandale existe depuis toujours. Un large public a toujours été friand de coups de sang, de suppositions scabreuses, de tromperies exposées, bref, que les plus grandes gueules du coin délivrent un spectacle continu qui fasse un peu oublier le ronron quotidien. La société du spectacle, le spectacle de la société. Seulement voilà, tant que ça tournait autour des bitures de Johnny Hallyday et des mariages d’Eddy Barclay, des coucheries de footeux sous cocaïne et de Hugh Grant fumant du crack avec une pute de Los Angeles plutôt que dans son lit avec Liz Hurley, c’était certes à bien des niveaux assez dégueulasses mais au moins, cela restait-il dans son pré carré de truc à ne lire que chez le coiffeur ou en attendant son tour de fraise chez le dentiste. C’était du plaisir coupable qui ne dépassait pas la demi-heure. La lecture de choses auxquelles on ne croyait peut-être même pas vraiment, que l’on suspectait souvent enjolivées pour mieux vendre et auxquelles, en tous cas, on n’accordait pas grande importance. Du moins si on n’avait pas cette mentalité de mêle-tout qui écoute aux portes.

Lorsque j’ai lu le pamphlet de Virginie Despentes dans Libé, j’ai un court moment trouvé ce texte assez inflammable, peut-être même l’équivalent 2020 de la Muette de Portici, bref, quelque chose susceptible de générer un bordel maousse. Pour de bon. « On y est« , me suis-je dit. Vraiment. Mais ça n’a pas duré. Parce qu’en réalité, les Nelly Dean des réseaux ont déjà étouffé, volontairement ou par maladresse, peu importe, la portée insurrectionnelle de ce texte, en le transformant juste en énième scandale de plus, en énième équivalent d’une scène de lancer de valises à la gueule des unes et des autres dans un épisode un peu tendu des Anges de la télé-réalité. Je ne doute pas une seule seconde de la sincérité de Virginie Despentes, qu’elle ait ressenti une immense rage au plus profond de ses tripes, qu’il lui était désormais impossible de se taire. Elle n’avait d’ailleurs pas à se taire (juste à se relire) et elle pense sans doute vraiment sinon « qu’on y est« , du moins qu’il est désormais de son devoir moral de faire en sorte qu’on n’en soit plus très loin. Ce n’est pas critiquable. C’est juste vain. Parce que dans l’environnement médiatique contemporain, sa gueulante antisystème ne peut pas ne pas rapidement muter en scandale et en spectacle. Les Nelly Dean applaudissent parce que ça secoue, celles et ceux convaincus par Despentes depuis King Kong Théorie parce que c’est 100% du Despentes. Mais quid des autres? Qui, après avoir lu ce texte, irait braver les flashballs? Qui va se dire, « okay, pendons Polanski avec les boyaux de Macron« ?

« La révolution ne sera pas télévisée« , slammaient les Last Poets, ayant bien compris que le médium n’était pas propice aux appels à descendre dans la rue. Libé et Twitter ne le sont pas non plus. Pour produire du scandale, générer des chroniques « pour » ou « contre » et faire fleurir les petits pouces et les petits coeurs, ça oui. Mais qui irait risquer de mourir pour un tweet? Qui irait encore vraiment appeler à la révolution sur des réseaux que l’on sait maintenant avec certitude servir bien davantage au contrôle social qu’à l’émancipation des consciences? Se lever et se barrer? Okay mais pourquoi le claironner? Pourquoi en faire un spectacle? Le geste réellement subversif, vraiment susceptible de provoquer des emballements inouïs et déstabilisateurs, les Nelly Dean ne le comprendront pas, ne sauront jamais quoi en penser, comment le partager. Donc, si on veut vraiment le boxon qui chamboule tout de fond en comble, autant se lever, se barrer et prendre le temps de réellement l’imaginer, ce geste, avant d’étonner tout le monde non pas en jetant un pavé dans la mare mais bien en tapant une proposition vraiment inédite et inouïe sur la table. Tout le reste n’est que (pas très bonne) littérature…

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