Maylis de Kerangal prend la tangente

Au printemps dernier, une poignée d’écrivains français fendait la Russie d’ouest en est depuis les couchettes du Transsibérien. A courir après les images, à jauger la taïga par une lucarne, à rattraper la Sibérie entre clichés et fulgurances, certains ont vu leur imaginaire délié. Parmi eux, Maylis de Kerangal avait poinçonné son ticket…

Tangente vers l’Est de Maylis de Kerangal, éditions Verticales, 128 pages.

« On ne résiste pas au plus grand pays du monde, un pays où l’on peut parcourir 9000 kilomètres sans bouger le cul de son compartiment cahotant, bichonné soviétiquement par une provodnitsa qui, où qu’elle se trouve, vit toujours à l’heure de Moscou. » L’affirmation du romancier français Mathias Enard résume sans doute parfaitement l’impulsion à laquelle répondirent, en mai dernier, une quinzaine d’écrivains français dont lui-même (lire par ailleurs), gracieusement invités, dans le cadre de l’année France-Russie, à fendre le plus vaste Etat de la planète, au rythme des tournées de samovars, de Moscou à Vladivostok. Pour peu, l’équipée romanesque aurait presque le parfum désuet d’une aventure à la Jules Verne, type délégation d’intellectuels en zeppelin. Ou, dans un autre genre, on voit d’ici la scène sadique et vengeresse qu’en tirerait Chuck Palahniuk: une guerre des cerveaux faisant rage parmi des écrivains électrisés par l’émulation, agglutinés aux fenêtres d’un espace confiné, et jouant la surenchère pour tenter d’appliquer leur filtre définitif au défilé des espaces vierges.

Dans un 1er temps, Maylis de Kerangal, qu’on rencontre au détour d’une petite rue de son quartier parisien retrouvé, ne nous contredit pas complètement: « Avant d’en être, j’avais des inquiétudes, je me disais: « Comment tu vas faire, toute la journée enfermée avec des écrivains monomaniaques, narcissiques, ça va être l’enfer… » Sans compter l’ironie que pouvait au départ susciter l’idée du groupe d’écrivains français en goguette, avec tout le côté germanopratin que ça évoque, l’image de la bande qui part s’aérer en Sibérie… Et en fait ça a été une expérience formidable de bout en bout, précisément parce qu’il y avait la Sibérie, et qu’elle nous a tous constamment occupés. » Une bouffée d’air slave bienvenue pour une auteure sortant à peine d’un roman magistral, à l’ambition écrasante et au souffle persistant, Naissance d’un pont, prix Médicis 2010, duquel son inspiration aurait pu garder quelques séquelles. Son échappée russe, elle s’en est donc saisie comme d’une occasion trop belle de tourner la page, répondant à une commande de France Culture: après 7 jours de train et presque autant de passages de fuseaux horaires, parvenir à l’extrémité océanique d’un monde avec une pièce radiophonique de 100 minutes qui tienne la route, bientôt diffusée sur les ondes de la chaîne française.

Un texte sous contraintes, donc, dont elle semble avoir réussi le délicat exercice d’ingestion: « Pour répondre à une commande, il faut parvenir à tordre assez cette injonction extérieure pour qu’elle devienne une nécessité, un désir intérieur, qui pousserait en soi. » Son feuilleton, entièrement réécrit, sort aujourd’hui chez Verticales sous la forme d’un petit roman hyper cinématographique aux images fulgurantes, intitulé Tangente vers l’est. Tout s’y passe sous les plafonds comprimés d’un compartiment du Transsibérien: la rencontre fortuite entre Hélène et Aliocha, elle Française fuyant une histoire et un amant laissés en gare de Krasnoïarsk, et lui, jeune Russe de 20 ans, treillis kaki apeuré, nouvelle recrue en attente d’affectation de l’enfer militaire.

Transport littéraire

A l’heure de penser son récit, Maylis de Kerangal a déplié son imagination le long des rails, se coulant sur un rythme très particulier: « Le Transsibérien se déplace assez lentement, à 60 km/h, donc on a réellement physiquement la sensation d’une traversée, de fendre un espace, toujours en ligne droite. Monotone. Imperturbable. Il y a quelque chose d’éminemment propice à la songerie, à être immobile dans un véhicule en marche, avec pour frontière physique une glace transparente sur laquelle on se reflète… »

A celui de la vitesse immobile s’est bientôt ajouté un autre paradoxe conducteur de fiction: celui du frottement entre dénuement et densité. « La Sibérie est un territoire qui alterne inlassablement le blanc et le dégradé de gris avec la taïga: c’est un territoire extrêmement silencieux, un désert muet qui se déploie à perte de vue, dans une horizontalité illimitée, et nous, nous étions rassemblés dans un espace mobile, confiné, sonore. Les 2 espaces jouaient dans des symétries exactement contraires. C’était incroyable. J’avais cette image selon laquelle nous formions une sorte de cordon humain, d’ombilic de wagons humanisés et complètement bondés qui traversait d’ouest en est une nature sauvage. Ça ne pouvait que faire jaillir de la fiction, des romans, des personnages. Le livre est né de ce déboîtement. »

Ses personnages, Maylis de Kerangal aime les voir affronter la démesure. Dans Naissance d’un pont déjà, une ruche d’hommes et femmes ouvriers devaient arracher l’édifice titanesque à la terre californienne; dans Tangente vers l’est, Hélène et Aliocha exposent leur solitude à un voyage inépuisable, courant sur près du quart de la circonférence terrestre: « Je suis très sensible à tout ce qui peut dépasser l’homme, à l’idée que les choses soient ou ne soient pas à sa mesure. Tout est affaire d’échelle, dans la place de l’homme dans le monde. Aujourd’hui, dans tout ce qui agite la sphère économique, politique, on a du mal à retrouver une idée de proportion. Ne serait-ce que par les sommes qui sont en jeu. Ce qui m’impressionnait énormément en Sibérie, c’était cette idée qu’il n’était pas nécessaire de mettre des clôtures aux camps de déportés: il suffisait d’emmener les gens là-bas, de les déposer, pour savoir qu’ils ne pourraient jamais rentrer. Il y a quelque chose de fou dans cette histoire. C’est une sorte d’immense poche continentale à l’intérieur d’un autre continent, il y a une radicalité du paysage qui est très longuement le même et puis l’extrême rudesse du climat. Tous les curseurs d’intensité sont incroyablement hauts. Quand on parle de la Sibérie, on ne peut qu’être immédiatement et profondément déplacé. Y compris dans l’imaginaire. »

À l’américaine

Ce déplacement, la romancière française l’a épousé au corps à corps de son écriture concrète et hallucinée, sensuelle, littéralement impressionnante. Prêtant ses alcôves à une littérature de l’exploration, à la conquête de la minéralité des territoires, de la perte de vue des grands espaces. Un arrachement au familier à rebours de l’autofiction. Une posture très américaine? « La littérature française, un peu traditionnellement, s’orchestre sur des logiques temporelles: c’est l’idée de la mémoire, du temps, qui tient les oeuvres, alors que dans la littérature américaine, on est sur des agencements d’espace, ce qui appelle notamment une langue qui me touche effectivement plus, et qui est: « Qu’est-ce que je fais là? Comment je me débrouille dans telle situation? Comment je traverse la pièce pour aller voir telle personne qui m’attire? » Sur un quadrillage espace-temps, la littérature américaine se déplace beaucoup plus dans les horizons et beaucoup moins dans le temps. Les enjeux y sont très immédiats, plongent parfois carrément dans un pragmatisme matériel trivial, mais pour moi il s’y joue quelque chose de très vivant. » Et d’appuyer une profession de foi sensible. « En écrivant, je vise le rapport le plus frontal au réel, mais je l’atteins en passant par la fiction. Je cherche à proposer d’autres versions possibles du réel. C’est l’une des potentialités de la littérature, c’est là que je récupère de l’énergie, de la lumière. » Dans les visions sibériennes de Maylis de Kerangal, cette même lumière a la « transparence orangée » d’une « lueur de bal », fait se « durcir le paysage » et « se redresser les forêts à la verticale », avant de violemment « fuir contre la vitre » du convoi. « La langue est là pour créer des interstices, pour déplier, créer des alvéoles. C’est sur cette veine-là que je suis complètement délestée, lancée à pleine vitesse, assez légère. » L’écriture comme métaphore de la propulsion d’un train, en somme…

Rencontre Ysaline Parisis, à Paris

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