Mathieu Palain face à la culture du viol: “Ce livre, c’est le vertige de se rendre compte que la volonté d’une mère ne suffit pas”
Dans Les Hommes manquent de courage, Mathieu Palain porte la voix d’une femme de 43 ans enchaînant les histoires catastrophiques auprès de types toxiques. D’après une histoire vraie, un roman où les mots claquent, urgents.
Lorsque son fils adolescent confesse un rapport non consenti avec sa petite amie, sa mère décide de lui confier son propre viol à 18 ans, dans l’espoir de briser le cycle des répétions: « le genre de choses qui arrive, j’allais m’en remettre en serrant les dents ». Fracassée par une vie amoureuse catastrophique, Jessie s’interroge sur ce qu’elle a raté et son passage par la prostitution pour se réapproprier son corps. Contacté par une auditrice dont il romance le témoignage, Mathieu Palain poursuit avec Les Hommes manquent de courage un décryptage des formes de violence masculine, entamé via une série de podcasts pour France Culture et poursuivi dans le livre Nos pères, nos frères, nos amis (2023). Fidèle à la démarche de sincérité qui signe ses ouvrages (Sale gosse, Ne t’arrête pas de courir), le journaliste s’empare des techniques héritées du reportage pour accrocher le lecteur et dire avec plus de chair quelque chose d’un monde qui part en vrille.
C’est important de préciser dans l’incipit que vous n’auriez pas pu inventer cette histoire?
Je pense sincèrement que j’en aurais été incapable. Le réel est toujours plus dingue que la fiction, et ma capacité d’invention somme toute assez limitée. Je me serais probablement interdit un certain nombre de passages, en me disant: « C’est trop, on ne va pas charger ce personnage. » Le peu que je sais de la prostitution n’a rien à voir avec le parcours de Jessie, pour qui ça a constitué comme un marchepied… À partir du moment où elle valait quelque chose, c’est-à-dire le prix de la passe au minimum, c’était déjà mieux que lorsqu’elle ne valait rien et passait de mec en mec et d’histoire dramatique en histoire dramatique, comme si elle revivait sans arrêt cette mise en danger qu’a été le premier viol.
A-t-il été facile d’utiliser le “je” pour faire entendre la voix de la femme qui vous a confié son histoire?
C’était plus délicat, un saut dans l’inconnu. Dans les précédents ouvrages, le « je » était le mien. Je voulais que le narrateur soit Jessie et que l’auteur s’efface derrière une sorte de paravent, invisible mais présent. Ça me tentait de voir si j’en étais capable d’un point de vue littéraire. Ensuite, il y a une sorte de pacte passé avec le lecteur, qu’à aucun moment il ne se dise: « Je n’y crois pas, c’est l’auteur qui me raconte une histoire. »
En transmettant sa propre histoire à son fils, Jessie essaie-t-elle d’exorciser une forme de fatalité?
Ce n’est pas du tout prémédité. Jessie est portée par une volonté de ne pas s’effondrer. Elle tient parce qu’elle aime son fils de toutes ses forces et veut en faire quelqu’un de bien. Jessie se raconte parce qu’elle se retrouve face aux faits, qu’elle pensait avoir le temps. Elle se dit: « Est-ce qu’il est jamais trop tard? » Et aussi parce qu’elle sait que son fils va mal, veut se faire émanciper, daigne à peine lui parler… Toutes ces raisons font que se joue en elle l’idée que si c’est la dernière fois qu’ils se voient, alors il faut qu’il sache au moins qui est sa mère. Ce livre, c’est le vertige de se rendre compte que la volonté d’une mère ne suffit pas: c’est toute une société qui élève les enfants.
La question de la violence conjugale et masculine était déjà au cœur de votre précédent livre (Nos pères, nos frères, nos amis) et du podcast réalisé pour France Culture… Sur ce sujet, vous avez déclaré être passé à côté du phénomène #MeToo. Qu’est-ce qui a été révélateur?
Ce constat très simple: #MeToo prenait de l’ampleur et les femmes autour de moi, ma mère, mes sœurs, tout le monde disait: « Moi aussi je suis concernée.« Or, avec ma carte de presse et le devoir de raconter le monde, je n’avais pas écrit une ligne en quinze ans sur ce fléau qui touche 52 % de la population. C’était d’abord une surprise et ensuite un vertige: qu’est-ce que tu as foutu?
Dans chacun de vos livres, tout sonne juste. Pensez-vous que ce soit intrinsèquement lié à votre processus de travail reposant sur l’enquête?
J’en suis persuadé. Je privilégie le travail de terrain, l’interview, j’ai confiance en ces techniques. En temps que lecteur, je ne suis pas friand de livres qui font la part belle au style au détriment de l’histoire. J’admire ce que fait Florence Aubenas, les auteurs qui ont cette tradition de technique journalistique qui ressemble un peu à ce que j’essaie de faire. Une écriture assez sèche, sans trop de fioriture, sans volonté d’en mettre plein la vue. J’aime beaucoup le livre de Barbara Kingsolver, Demon Copperhead, qui a eu le Prix Pulitzer l’année dernière. J’ai beaucoup lu Norman Mailer, Salinger, Truman Capote, beaucoup d’auteurs américains en fait. Sachant que je ne connais pas le lecteur, que j’ignore s’il a un background, je me dois de le faire humblement, comme si je le racontais à ma sœur, ma mère, n’importe qui.
Pensez-vous que la médiatisation des procès Pélicot ou du chirurgien accusé d’attouchements sur près de 300 victimes peuvent participer à un sursaut des consciences?
Pour beaucoup de sujets qui peinent à asseoir leur urgence dans le paysage médiatique, l’onde de choc vient toujours de phénomènes massifs. Le mouvement #MeToo a pris de l’ampleur parce qu’il était déjà là en train de bouillir sous nos pieds. C’est toujours par l’exposition d’une violence atroce que vient la sidération et que derrière il peut se passer quelque chose. Je suis tout à fait à l’aise avec l’idée d’écrire des livres qui sont politiques, d’une manière ou d’une autre, parce que je ne vois pas comment il pourrait en être autrement… Cependant, je ne me revendique aucunement porte-parole de quoi que ce soit. Je ne veux surtout pas devenir un membre du club des « experts médiatiques » qui viennent nous parler du terrorisme, puis de #MeToo, puis du wokisme… Je ne saurais même pas analyser pourquoi j’écris ces livres. L’écriture vient toucher une corde sensible en nous, quelque chose de viscéral, de très profond. Christophe Boltanski (journaliste et écrivain français, NDLR) dit qu’ »écrire un livre c’est aussi avoir la certitude qu’on est le seul au monde à pouvoir l’écrire.« . J’ai l’impression que c’est assez vrai.
Les Hommes manquent de courage ****, de Mathieu Palain, éditions L’Iconoclaste, 304 pages.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici