« Ma nuit au musée », la collection qui met les auteurs face à eux-mêmes

Alina Gurdiel: “Si ça me fait cet effet-là, quel effet cela ferait-il à quelqu’un qui a les mots pour le dire?” © khanh renaud

Avec la collection Ma nuit au musée, l’éditrice Alina Gurdiel nous invite à déambuler dans un double territoire: l’espace muséal, et l’espace imaginaire d’une quinzaine d’auteurs, le tout dans le temps suspendu de la nuit.

Je suis un “Arabe” invité à passer une nuit au musée Picasso à Paris (…). Une nuit, seul, en enfant gâté, mais en témoin d’une confrontation possible, désirée, concoctée.” Ainsi débute Le Peintre dévorant la femme de Kamel Daoud, premier opus de la collection Ma nuit au musée, publiée chez Stock, et imaginée par Alina Gurdiel, figure bien connue du milieu littéraire parisien. Provoquer les rencontres, les confrontations entre les auteurs et les œuvres, dans un espace-temps propice au vagabondage, à l’introspection comme à la rétrospection, voilà l’envie de l’éditrice. Le principe est simple: “enfermer” un auteur ou une autrice, toute une nuit, dans un musée. L’idée lui vient il y a quelques années, alors qu’elle visite Naoshima, l’île des musées nichée au cœur de la mer de Seto au Japon. Là-bas, un hôtel propose de visiter la nuit le musée attenant. Alina Gurdiel se souvient de ce “moment solitaire et unique, où l’on approche l’expérience du vrai collectionneur d’art. La nuit, on n’est pas pris par le temps, on peut revenir, s’arrêter, avoir un rapport intime, plus simple, moins distancié aux œuvres. Cette nuit m’a longtemps accompagnée. Je me suis dit: “Si ça me fait cet effet-là, quel effet cela ferait-il à quelqu’un qui a les mots pour le dire?” C’est comme ça que j’ai eu l’idée de mettre des écrivains dans cette situation.

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Les cinq premiers tomes se font avec la complicité du Musée Picasso, lors de différentes expositions, mais très vite, le terrain de jeu s’élargit, les écrivains voyagent, de Beyrouth à Amsterdam en passant par Athènes ou Venise. On s’interroge: comment se font les rencontres entre les plumes et les lieux? “Ce sont à la fois des propositions des auteurs, et des envies de ma part. Dans le cas de Lola Lafon, elle est venue vers moi avec le Musée Anne Frank, c’était comme une évidence. Pour Leïla Slimani, je l’ai tout de suite imaginée à la Punta della Dogana, ce lieu de transit et de brassage entre Orient et Occident, même si elle n’est absolument pas intéressée par l’art contemporain. Ce n’est pas nécessaire que les plumes soient familières du monde de l’art. Je n’ai jamais souhaité publier des livres d’art. Il y a de merveilleux spécialistes qui publient des textes savants. Moi j’avais en tête des textes d’écrivains, avec l’envie de découvrir leur réaction sensible face aux œuvres d’art et aux lieux artistiques.

Yannick Haenel, lui, a une idée en tête, un musée en Italie. Mais quand Alina Gurdiel lui dit en passant qu’elle l’aurait bien vu au Centre Pompidou, au cœur de l’expo Bacon en 2019, il change instantanément d’avis, comme s’il avait entendu un appel qui a donné naissance à Bleu Bacon, paru ce 10 janvier. “Yannick a investi sa nuit très physiquement, son texte est incroyablement incarné, le corps y est très présent. Il fait le récit, vrai ou faux -peu importe-, en tout cas littéraire de sa déambulation nocturne dans le Centre Pompidou. Il exprime l’effet que lui font les toiles de Bacon, qui ont un impact sur son état mental et physique. Il a un rapport viscéral à l’art et il illustre ici la façon dont celui-ci peut être pour lui une façon de vivre. Une expérience qui se traduit par des émotions très simples, de la joie, de la tristesse.

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Ce sont donc autant de récits singuliers que de lieux et d’écrivains, encadrés par une mince contrainte spatio-temporelle. “Je vois vraiment ce projet comme une carte blanche pour les auteurs, qui y explorent le lieu, mais aussi le sujet de leur choix. La plus grande contrainte est peut-être la longueur, afin d’avoir une cadence pour le lecteur. Il faut un souffle, qui se déploie sur au moins 150 pages. Mais le texte peut tout être, un essai ou une fiction, sur tous les sujets. Quelqu’un pourrait ne pas parler du lieu, ou presque.” C’est d’ailleurs ce qui interpelle dans chacun des livres de la collection, la façon dont émerge le portrait en creux de l’auteur. Ils semblent ainsi s’inscrire dans une mouvance littéraire très prégnante, qui pulvérise les frontières, mêlant fiction, essai, témoignage, récit à la première personne, à l’image de nombreux grands succès d’édition récents, à commencer par Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon, lauréat l’année dernière du Prix Décembre, du Prix des Inrockuptibles et du Prix des lectrices de Elle. “Pour moi, les cases n’ont pas d’importance en littérature. Je comprends que l’on puisse avoir besoin de catégories, ne serait-ce que pour ranger les textes en librairie, mais tout ça est très poreux. C’était très intuitif à l’origine, mais c’est vrai que ces textes répondent à un désir des auteurs comme du public de partager des expériences. J’aime l’idée d’être dans l’expérience et l’intuition quand on parle d’art. ça donne des livres avant tout littéraires finalement. Et curieusement, il y a beaucoup de fiction dans ces textes. Ils ne sont évidemment pas inventés de toutes pièces, mais il y a beaucoup de fictionnalisation. Ces nuits sont aménagées et ré-imaginées. S’il fallait définir ces textes, je dirais que ce sont des “récits littéraires”. Et je crois que ça va très bien aux auteurs, d’écrire des textes qu’il ne faut pas classer, ça épouse leur désir créatif, de ne pas être réduits non plus aux contraintes de genre. Le livre d’Éric Chevillard au Muséum d’Histoire naturelle par exemple frôle le fantastique, Bleu Bacon aussi. Il y a une totale liberté, c’est le cœur même de la création.

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