Lucky Luke, sacré Bonhomme
L’auteur de la série Esteban et dessinateur de Charlotte impératrice s’empare pour la seconde fois en solo du héros créé par Morris il y a septante-cinq ans dans Spirou. Matthieu Bonhomme signe une interprétation tout en hommage, humour et double lecture: tout le monde veut son « lonesome cow-boy »!
Ce nouveau Lucky Luke (1) commence comme les dizaines d’autres s’achèvent depuis sa naissance en 1946, histoire de nous faire comprendre tout de suite que ce Lucky Luke-là n’est pas tout à fait celui du Belge Morris ni de ses successeurs officiels (Jul et Achdé aujourd’hui, qui, en chiffres de ventes, y font de l’excellent boulot), mais bien une réinterprétation d’un auteur, le temps d’un album. Cette fois, le plus célèbre cow-boy solitaire de la bande dessinée, celui qui tire plus vite que son ombre, ne s’éloigne pas vers l’horizon en chantant son célèbre refrain, mais en revient. Et se fait aussi sec tirer dessus. C’est que sa tête, désormais, est mise à prix! Une sale et mystérieuse nouvelle qu’il n’a pas le temps de ruminer: le voilà obligé, héros et gentleman qu’il est, de sauver trois jeunes filles attaquées par des Apaches…
En aucun cas, il ne s’agit de dépoussiérer le héros ou la série: ce n’est pas nécessaire, puisqu’ils sont indémodables.
Trois jeunes filles qui ne sont pas insensibles à son charme – « vous êtes mieux en vrai » – et qui vont mettre à mal, plus encore que les chasseurs de prime et les Indiens, le chemin de vie et un peu de croix que Lucky Luke s’est choisi. « Lucky Luke est marié à l’aventure, il a fait le choix de l’abstinence et de la solitude. Mais ce n’est pas pour autant que le choix est facile. Lui aussi est tenté, et en souffre parfois », sourit Matthieu Bonhomme. Avant de prévenir: « Ici, je creuse l’attachement et la tendresse que je ressens pour le personnage, et que j’avais déjà exprimés dans L’Homme qui tua Lucky Luke, mais en aucun cas, il ne s’agit de dépoussiérer le héros ou la série: ce n’est pas nécessaire, puisqu’ils sont indémodables. » Il s’agit donc de s’amuser, de rendre hommage à la série « qui m’a appris à lire quand j’étais petit », et en creux, de s’interroger sur cet étrange addiction des dessinateurs contemporains, modernes et volontiers « auteuristes », qui consiste à reprendre et à réinventer les personnages de leur enfance.
Fusée à deux étages
« J’avais pris beaucoup de plaisir avec ce premier album publié il y a cinq ans », explique l’auteur parisien, déjà primé par trois fois au festival d’Angoulême. « Et son succès m’a cueilli. Il m’a donné beaucoup d’énergie et d’idées, que j’ai eu le temps de mûrir pendant que je dessinais les deux premiers tomes de Charlotte impératrice (NDLR: sur un scénario de Fabien Nury). Je me suis donc beaucoup amusé à faire cette fois une histoire à deux étages. Un premier, qui respecte strictement les codes du western, de la fiction, de l’aventure, en y distillant tout de même des réflexions sur la place des femmes, leur représentation, ou la masculinité de notre cow-boy. Et puis, un deuxième, qui permet une tout autre lecture: dans la vraie vie aussi, tout le monde veut son Lucky Luke! Par amour comme nos trois soeurs, par cupidité comme les gangsters qui lui courent après, pour d’autres raisons comme les Apaches. Mais à la fin, on se rend compte que Lucky Luke n’appartient à personne, si ce n’est à ses auteurs… le temps de leur histoire. »
Un temps que Matthieu Bonhomme a donc mis à profit pour multiplier les petits plaisirs et les clins d’oeil – revoilà quelques figures connues tels Joss Jamon, Brad Defer et même Pete l’Indécis! – et faire si bien ce qu’il fait le mieux: mettre son aura et son talent d’auteur indépendant et complet au service de fictions grand public qui aiment, vraiment, divertir leurs lecteurs. Son semi-réalisme, qui penche plus encore que de coutume vers un « semi-humoristique » toujours tendu entre drôlerie et émotion, et son sens aigu de la mise en scène, font ici des merveilles, démontrant une nouvelle fois qu’il est un des auteurs les plus doués et enthousiasmants de sa génération, également très conscient des pièges et des enjeux liés à un tel cadeau éditorial. « Quand on a la chance en tant qu’auteur de pouvoir s’emparer d’un tel personnage qui nous a fasciné et construit, le piège, c’est de vouloir lui inventer un passé et de vouloir soulever une part de son mystère. Or, non! Lucky Luke restera Lucky Luke après moi. J’explore quelques failles, mais je conserve le mystère! »
Son éditeur, lui, garde la main sur la marque, qu’il exploitera un peu plus que d’habitude en cette année des 75 ans du cow-boy: en juin paraîtra cette fois le Lucky Luke de Mawil, un auteur allemand qui remplacera, lui aussi, le temps d’un one shot, Jolly Jumper par… un vélo. Et le seul marché allemand – où Lucky Luke est une énorme star – aura même droit à la version de Ralf König, célèbre pour ses BD gay et indé. A quand l’import?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici