« L’impression à la demande est une technologie éprouvée »

Nicolas Naizy Journaliste

Le marché éditorial entraîne du gaspillage, énormément de livres, invendus, étant finalement condamnés au pilon, tout en rapportant de l’argent aux géants de l’édition qui détiennent tous les maillons de la chaîne (édition, diffusion, distribution, destruction). Les victimes: les auteurs qui peinent à exister entre les best-sellers et la littérature de niche. Sur base de ces constats sombres, sur l’économie et l’écologie du monde du livre, de son écriture à sa destruction, l’auteur belge Vincent Engel a créé voici quelques mois la maison d’édition Edern. Ce nouveau label entend accompagner de manière professionnelle les auteurs et autrices dans leur parcours éditorial et commercial et propose l’impression à la demande de ses publications. Résultat escompté: moins de frais perdus en impression, moins de papier gaspillé et une liberté éditoriale retrouvée. Une idée qui semble originale mais qui n’est pas si simple, analyse Tanguy Habrand (ULiège), spécialiste du monde de l’édition.

En quoi l’initiative de Vincent Engel avec Edern éditions pourrait venir bousculer la chaîne du livre traditionnelle?

Je ne suis pas en mesure de dire si cette initiative va réussir ou non. « Bousculer », c’est peut-être un grand mot mais le projet en question vient mettre à l’avant-plan une technique, celle de l’impression à la demande, rarement mise en avant par les éditeurs littéraires traditionnels. Ce qui a été plus surprenant, c’est de montrer cette solution comme un moyen de remettre en question certains principes traditionnels de la chaîne du livre -l’impression d’un certain nombre d’exemplaires, la mise en place en librairies, etc.-, considérant que le système est vicié. Pas mal de qualificatifs négatifs ont été employés dans la communication: pour paraphraser, le marché du livre actuel ne serait plus en phase avec le monde d’aujourd’hui, notamment en termes d’écologie.

L’impression à la demande n’est donc pas neuve?

C’est une technologie éprouvée, principalement pour trois catégories de livres ces 20 dernières années. Elle est utilisée notamment pour des livres « dormants », qui ont vécu et ne sont plus demandés que rarement. Les stocker serait contre-productif. C’est aussi utilisé pour des livres à très petite rotation de façon naturelle comme certains livres ou revues scientifiques qui existent pour l’essentiel numériquement, mais pour lesquels on propose l’impression comme service (payant) au lecteur. L’impression à la demande est aussi très développée en auto-édition sur des sites comme lulu.com ou même Amazon. Dans ce cas, les livres ne sont pas dormants d’avoir trop vécu mais parce qu’on sait qu’ils seront très peu demandés -même s’il y a des exceptions. L’impression à la demande est donc totalement inscrite dans la chaîne du livre.

Contrairement à l’auto-édition que vous évoquez, la différence d’Edern éditions ne résidera-t-elle pas dans l’accompagnement éditorial proposé aux auteurs?

C’est en effet l’un des aspects les plus originaux de ce projet: avoir articulé impression à la demande et ce travail sur les textes avec une équipe de professionnels. On ne tombe pas dans les travers redoutés de l’auto-édition ou de l’édition à compte d’auteur. Vincent Engel procède de manière inverse en l’incluant à une politique de nouveautés. La portée de cette nouvelle maison ne va cependant pas remettre en cause le système traditionnel de la chaîne du livre parce qu’il y a toute une série d’ouvrages pour lesquels l’impression à la demande ne peut pas fonctionner parce que ce projet n’est pas entièrement compatible avec la vente traditionnelle, que ce soit en librairie indépendante ou en grandes surfaces… Ces points de vente ont quand même besoin de produits à présenter au public et des stocks.

À la fois ne pas vouloir se perdre dans un flux de nouveautés imprimées déferlant en continu dans les librairies et affirmer qu’il n’y a pas trop de livres qui sortent, n’est-ce pas un discours quelque peu paradoxal?

Le projet de Vincent Engel ne contribue pas à la diminution de la surproduction en nombre de titres qui semble asphyxier les librairies. D’ailleurs, ils en ont déjà publié un certain nombre (une trentaine, NDLR) en quelques mois. Il agit plutôt sur la surproduction en nombre d’exemplaires imprimés qui, c’est vrai, est un problème connu: certains livres aujourd’hui sont imprimés en quantité suffisante pour faire un effet « pile » dans les librairies, faire masse en quelque sorte.

Les auteurs y trouveront-ils leur compte?

On peut en effet se demander si cette maison d’édition offre une chance à ses auteurs de s’imposer en librairies. Dans ses calculs présentés à la presse, Edern éditions promet à peu près 20 % de droits d’auteur en plus par rapport à des droits classiques, ce qui n’est pas colossal en soi. On passerait de 10 à 12 % du prix de vente du livre. On peut supposer qu’il y a dans son modèle économique un gain sur des postes comme l’impression justement. Il doit y avoir une perte toutefois. Si l’impression s’est démocratisée et, à la demande, permet de produire de beaux livres, de bonne qualité technique, elle revient toujours un peu plus cher puisque ce mode de production ne permet pas les économies d’échelle de l’impression industrielle.

Finalement, les éditions Edern ne comptent-elles pas surtout sur le libraire comme conseiller de vente pour vendre des livres dont il ne dispose pas dans son magasin? Un pari risqué…

On a beaucoup parlé des éditions Onlit en début d’année (suite à leur dépôt de bilan, NDLR). Quand elles se sont créées il y a une dizaine d’années, elles ont eu un positionnement un peu anti-libraires, puisqu’elles se présentaient comme une maison 100 % numérique. Au début des années 2010, tout le monde croyait beaucoup dans l’édition numérique qui allait supplanter le livre papier. Ce positionnement, très dur, leur a porté quelque peu préjudice quand la maison d’édition s’est rendu compte que le marché numérique seul n’était pas rentable et a commencé à imprimer ses livres. Je me souviens que certains libraires lui avaient reproché de cracher dans la soupe en voulant finalement vendre en librairies. Ce sont donc des stratégies risquées. Ici, ils ne veulent certes pas se passer du libraire mais c’est quand même un système qui va éprouver plus de difficultés à exister spontanément hors des librairies. Le système tant décrié ici a aussi ses vertus, notamment en simplifiant les échanges entre libraires et distributeurs. Les libraires ne sont pas uniquement soumis à la production, ils gardent néanmoins une marge de manœuvre. Et même quand on parle de micro-tirages, en imprimant quelques dizaines ou centaines d’exemplaires, le zéro stock est pratiquement incompatible avec la distribution traditionnelle.

Tanguy Habrand – Bio express

1982 Naissance à Liège.

2012 Responsable éditorial de la collection Espace Nord (FWB).

2018 Publication de Histoire de l’édition en Belgique avec Pascal Durand (Les Impressions Nouvelles).

2020 Parution de Le Livre au temps du confinement, puis de Hermione Granger, lectrice de Harry Potter en 2022 (coll. La Fabrique des Héros).

2023 Chargé de cours à l’ULiège et attaché scientifique aux AML (Archives et Musée de la littérature).

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