Les vies multiples de Richard McGuire
On le connaissait pour sa ligne de basse, mais c’est son trait et son roman graphique Ici qui le rendent aujourd’hui célèbre en Europe et dans le monde: rencontre avec l’artiste américain Richard McGuire, aussi charmant qu’insaisissable.
Quel rapport entre un groupe de post-punk new-yorkais samplé par Grandmaster Flash au début des années 80 et le plus étonnant des romans graphiques de l’année voire de la décennie, qui a raflé le Fauve d’or au dernier festival d’Angoulême -soit la plus prestigieuse récompense du genre? Apparemment rien, si ce n’est en y regardant de près un certain goût pour le minimalisme, et puis un homme, l’artiste new-yorkais Richard McGuire, désormais habitué aux vies multiples et aux oeuvres qui échappent à leur créateur: ainsi en fut-il de Cavern, le morceau-phare de son groupe Liquid Liquid, devenu culte à force de samples, et ainsi en est-il désormais de son incroyable roman graphique Ici. Une aventure esthétique et intellectuelle entamée comme un happening il y a… 25 ans dans les pages du magazine Raw, devenue en 2014 un roman graphique de 300 pages désormais traduit en 18 langues et qui, surtout, sort lui aussi de sa case et de ses cases: Ici n’est plus une « simple » bande dessinée: cette « exploration d’une pièce à travers le temps » est aussi devenue une exposition, un livre virtuel interactif et peut-être bientôt une nouvelle expérience de réalité virtuelle. Et le résumé presque parfait de l’oeuvre de Richard McGuire, qui s’est aussi exprimé dans le livre pour enfants, le design et de multiples couvertures du New Yorker: insaisissable mais chaque fois brillant.
Avant de le rencontrer et après avoir lu Ici, on craignait un artiste distant, peut-être difficile d’accès et pour tout dire un peu intello-chiant. Après cette rencontre, que l’on doit à Passa Porta, la Maison internationale des littératures à Bruxelles, et après d’innombrables échanges par mail avec l’artiste pour obtenir -ô fierté- cette couverture originale créée pour Focus, on retiendra la chaleur humaine d’un artiste multi-dimensionnel qui réussit le pari presque existentialiste d’être à la fois humble et ambitieux. C’est rare. Comme Ici.
Ici est né en 1989 dans le magazine Raw dirigé par Art Spiegelman: un « simple » récit de six planches, très expérimental. Et le voilà devenu 25 ans plus tard un énorme roman graphique salué par tous. Que s’est-il passé?
Je me suis toujours considéré à la marge du monde des comics, je ne me définis pas comme un « vrai » dessinateur, voué à son art, comme peut l’être mon ami Chris Ware. Mais je ressens ça chaque fois, c’était aussi comme ça avec Liquid Liquid. Mais c’est finalement la meilleure façon d’être, je suis plus libre. Pour Here, je travaillais déjà comme illustrateur, designer, j’avais signé quatre livres pour enfants, et j’adorais Spiegelman et Raw. Je lui ai alors proposé un court récit basé sur des questions de structure narrative: un lieu toujours vu d’un même point, mais à travers le temps. Je suis passé à d’autres choses ensuite, mais des années après, je voyais que son Maus avait ouvert toutes les portes de la bande dessinée, que Chris Ware avait encore enfoncé le clou avec Jimmy Corrigan, je me suis dit: « Cool, faisons une BD! » A ma grande surprise, l’éditeur américain Pentagone a été d’accord et on a signé pour en faire un livre. Mais c’était en 2000! Le livre en lui-même ne m’a pas pris quinze ans, peut-être trois, mais il y a eu de nombreuses distractions en chemin. Qui, toutes, ont nourri ce qu’Ici est devenu.
Indépendamment du nombre de pages, ces deux versions de Ici sont effectivement très différentes: ce n’est plus seulement une pure expérience formelle. Cette pièce désormais, c’est le salon de la maison de vos parents, celle où vous avez grandi…
J’avais besoin pour ce récit atypique, sans réels personnages, d’un véritable ancrage émotionnel, il m’a fallu du temps pour l’accepter. A l’origine, ce n’était pas un lieu spécifique, je ne voulais pas faire un livre sur moi. Mais entre 2000 et 2014, mes parents ont disparu, ma grande soeur est morte, il a fallu vider cette grande maison du New Jersey où j’avais passé quinze ans de ma vie, et mes parents 60. Je tournais autour du livre sans trouver de solutions, entre autres parce que l’expérience narrative n’est plus celle d’il y a quinze ans: tout le monde aujourd’hui est habitué avec son ordinateur à lire à travers « des fenêtres », comme Windows les a imposées. C’était une de mes premières inspirations à l’origine, mais ça ne suffisait plus. J’avais besoin de thèmes, d’histoires. La mélancolie et la perte se sont ainsi imposées, petit à petit.
Difficile effectivement de s’attacher à des personnages quand un récit très conceptuel couvre plusieurs milliards d’années! Et pourtant, c’est le miracle de votre livre, l’émotion remplace petit à petit chez le lecteur une expérience d’abord intellectuelle…
J’ai essayé de jouer avec tous ces contraires, d’envisager une marche du monde confrontée à de tout petits événements, apparemment insignifiants, mais qui constituent au final la majorité de notre existence! Mes parents sont au centre de ce récit, ils ont vécu dans cette pièce pendant 60 ans, mais 60 ans, ce n’est rien par rapport à l’Histoire du monde! La non-permanence des êtres et des choses est, je crois, le thème principal de ce livre, maintenant que je l’ai terminé et que je peux y réfléchir (rires). Tout est si petit. Et ce n’est pas un constat amer, au contraire, ça peut être très libérateur. Je crois que le livre évoque quelque chose chez le lecteur, au-delà de l’expérimentation ou de son aspect poétique. Dernièrement, j’ai dû expliquer à un taximan londonien que je faisais une BD sur une pièce à travers le temps. Mais deux minutes plus tard, il me parlait de ses parents, de la maison où il avait vécu, de souvenirs très intimes. Il n’a fallu qu’un moment pour se connecter. C’est peut-être ça.
Ici
Roman graphique de Richard McGuire, éditions Gallimard, 304 pages. ****(*)
Ici, une dame a dormi sur le canapé, un Indien a raconté une légende à sa compagne, un vieil homme a regardé par la fenêtre, un enfant a noué ses lacets, une maison s’est construite et un monde a défilé, et continue, immuablement, de défiler. Tout ça a eu lieu ici, à un seul et même endroit, en 1938, 1955, 1609, 2005, 2014, 1775 ou 1203. Il y a 3 millions d’années, ou dans plus de 2000 ans. Un seul et même endroit, toujours vu du même point de vue, avec l’angle du salon qui constitue précisément la charnière du livre, et 150 doubles pages elles-mêmes remplies de multiples fenêtres, dont on comprend très vite qu’elles désignent précisément le même lieu, simplement à un autre temps. Expérience purement formelle née il y a 25 ans dans le magazine dédié aux comics d’avant-garde Raw, Ici a bouleversé, avant même de devenir un livre, l’un des dieux du genre, Chris Ware: « Here a changé ma vie en tant qu’auteur de bande dessinée« , a-t-il déclaré. On le croit sans peine, tant cette recherche à la fois esthétique, architecturale et émotionnelle rappelle en partie son propre travail. Et parvient à emmener le lecteur, pour peu que ce dernier accepte de perdre pied et un peu de son confort, vers des rives encore inexplorées du récit en bande dessinée. Extrêmement documenté, trouvant ses sources dans de multiples arts autres que le comics, Ici propose à la fois une expérience de lecture totalement inédite et d’intenses émotions.
Roman graphique nourri de musique et d’arts plastiques, Icicontinue de dépasser allègrement les seules frontières du Neuvième Art. Pour parvenir à l’efficacité et la simplicité apparente deIci, Richard McGuire a d’abord été puiser aux nombreux arts qu’il connaît et manie depuis bientôt 30 ans. Cette lecture courant sur de grandes doubles pages? « Dans le livre pour enfants, on est habitué à utiliser des images sur une telle surface, ça m’a beaucoup influencé. » Une scénographie basée sur un et un seul axe de caméra, usant du livre dans toutes ses dimensions, le pli de celui-ci correspondant à l’angle de la pièce qui constitue l’essentiel deIci? « Ça tient de la sculpture, de l’objet architectural. J’ai réalisé un vrai plan de la pièce, une modélisation, je voulais que le rayon de lumière de la toute première scène, qui passe à travers la fenêtre de la pièce, soit vraiment correct. J’ai installé un spot et c’est là que l’angle de la pièce est devenu le pli du livre. Je me suis dit: « Ça y est, j’ai le bouquin! ». »Et comment décrire autrement que par « musique » le sentiment qui se dégage de la lecture de ce roman, petite mélodie mélancolique avec ses crescendos, ses staccatos et ses silences? L’auteur, lui-même musicien, confirme: « Je continuais à chercher, je ne m’en sortais pas, puis j’ai posé toutes mes pages sur le mur, et j’ai dû y trouver quelque chose de musical. J’ai réalisé que je ne devais plus penser Ici comme un livre ou un comics, mais bien comme une partition: c’était moins une question de narration que de rythme. »Logique donc que l’aventure deIci ne se soit pas arrêtée à sa publication ni aux frontières de son médium: on peut encore par exemple, jusque septembre à Francfort, s’immerger réellement dans les pages de l’album.
Expo et casques virtuels
Fasciné par le travail mené par l’auteur sur les frontières des unités de temps, d’espace et d’action, le Musée des Arts Appliqués de Francfort lui consacre depuis janvier une grande exposition, qui offre une quatrième dimension aux planches de Ici, le visiteur s’immergeant dans ce même espace à la temporalité changeante, et en en devenant même acteur, parcourantIcide planches en fenêtres. Une expérience qui a évidemment ravi Richard McGuire, qui avait déjà tâté d’autres expérimentations: « Parallèlement à la version numérique « classique », j’ai tenu à ce qu’on développe une version interactive, une sorte de remix qui redistribue les pages et les fenêtres. Pour pousser un peu plus loin encore le récit linéaire habituel. » Enfin, dernière frontière en date qu’il s’apprête à franchir, celle de la réalité virtuelle: « J’ai été contacté par une firme qui produit des casques pour une complète immersion. Ce sont de nouveaux médias passionnants, mais qui cherchent encore quoi faire. Ils utilisent toujours le langage du cinéma, mais c’est une expérience tout à fait différente. On y travaille, c’est long et compliqué, mais je suis très excité. Icis’y prête bien. Je ne suis pas prêt de sortir de cette pièce!«
L’exposition Timespace, d’après Ici de Richard McGuire, est à voir jusqu’au 11/09, au Musée des Arts Appliqués de Francfort. www.museumangewandtekunst.de
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