Critique | Livres

Les Sœurs, le roman hors norme de Jonas Hassen Khemiri qui ne vous lâche pas

Les Sœurs, de Jonas Hassen Khemiri, emporte le lecteur dans un tourbillon intense, un Rubik’s Cube émotionnel sur la question de l’appartenance. © Max Burkhalter
Fabrice Delmeire Journaliste
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Au cœur des questions identitaires et des tourments de l’écriture, le Suédois Jonas Hassen Khemiri emporte le lecteur dans un tourbillon intense.

LIVRES / ROMAN

Les Sœursde Jonas Hassen Khemiri

Editions Actes Sud, 686 pages.

La cote de Focus: 4,5/5

La première fois qu’il entend parler des sœurs Mikkola, Jonas Hassen Khemiri (prix Médicis étranger pour La Clause paternelle) a 5 ou 6 ans. Il se souvient qu’il était question d’une famille qui emménageait dans son quartier de Drakenberg, que la femme, Selima, était une «vieille amie» de son père ayant fui une malédiction, que sa mère était très contrariée par cette arrivée. Toujours seules et prêtes à se battre, Ina, Evelyn et Anastasia semblaient n’avoir peur de rien ni de personne. Suivant scrupuleusement les règles édictées par leur mère, les sœurs veilleront toujours à passer inaperçues pour ne pas attirer la jalousie. L’aura qu’elles dégagent ne leur facilite guère la tâche… A commencer par l’attraction qu’elles exercent sur Jonas. Fasciné par celles qui partagent sa nationalité pour moitié tunisienne, le futur écrivain tentera toute sa vie de (se) glisser dans leur sillage pour, qui sait, tordre la réalité afin de la rendre moins douloureuse.

En sept cahiers échelonnés entre 2000 et 2035 (plus des incursions dans les années 1990), Khemiri déroule une fresque lyrique dont l’ampleur peut intimider (700 pages). Pourtant, dès l’entame, plongeon au cœur d’une fête de la Saint-Sylvestre à l’aube de l’an 2000, le style dégage un «magnétisme» dont il est difficile de s’extraire. Au gré des séparations et des retrouvailles, des amours et des deuils, le roman se déploie en deux narrations parallèles tel un immense jeu de piste entre Stockholm, Tunis et New York. Soit un Rubik’s Cube émotionnel sur la question de l’appartenance, dont la carcasse est secouée par l’onde de choc provenant de la dernière pièce lorsque celle-ci est mise en place. «Tu ne veux quand même pas finir comme les sœurs Mikkola.»

Outre l’étourdissante boucle temporelle de 300 pages composant le Livre I (entre autres ellipses vertigineuses dont le livre fait son miel), on citera des retrouvailles devant un rideau métallique dignes de celles de Ross et Rachel dans Friends puis, surtout, une mise en abîme de l’écriture, ses affres et ses doutes, comme on en a rarement lues. Emporté par une frénésie graphomane et délirante, pétrifié dans un élan désespéré de retenir le temps qui passe, Khemiri veut tout enregistrer, tout saisir, pour comprendre comment faire la paix avec sa voix intérieure. Pourquoi regarde-t-on 40 fois Top Gun adolescent, pourquoi les phrases malencontreuses d’un père s’inscrivent durablement en nous pour toute la vie?

Voulant percer le mystère de la malédiction empêchant les sœurs Mikkola de s’attacher à quelqu’un, parce que les personnages de fiction nous guérissent parfois lorsque les personnes réelles se dissolvent dans l’éther, ce grand livre sur les non-dits (familiaux, comment s’appartenir, la dépression) et son final lumineux ne vous lâche pas. «[…] je sais que quand je relirai ce texte, je couperai soigneusement ces parties, je supprimerai chaque phrase où il est écrit que je pleure.»

Les autres livres de notre sélection

DJ Bambi

Roman d’Audur Ava Olafsdóttir. Editions Zulma, 198 pages.

La cote de Focus: 4/5


Audur Ava Olafsdóttir

Ça commence par une envie de fin, celle de Logn, une sexagénaire en quête du meilleur endroit pour se noyer. Elle imagine ces derniers instants, le blouson en daim qu’elle ôtera pour ne pas que le sel l’abîme, son sac à main qu’elle posera sur une pierre, la lettre qu’elle laissera à son frère. Un projet mûrement réfléchi, mais Logn n’est pas tout à fait prête. «Je ne mourrai que lorsque j’aurai rectifié le grand malentendu de mon existence», quand son corps correspondra à son être. Logn veut mourir, mais dans un corps de femme. Alors, avant de pouvoir enfin accéder à cette réparation, elle replonge dans son passé, son enfance, sa jeunesse, sa vie conjugale aussi. Au fil des souvenirs égrenés le temps de brefs chapitres portant des titres mélancoliques, comme autant de morceaux de vie, Logn fait le point sur une existence faite de doutes et de questionnements, d’un sentiment diffus de ne pas être à sa place, de tendre vers un ailleurs dont elle connaît l’âpreté, mais qu’elle désire plus que tout.

L’autrice islandaise enfile ces instantanés de vie comme des perles sur un collier, chacune miroitant de son propre éclat, ici une histoire d’héritage empêché, là d’un mariage déchiré, ici encore d’une parentalité en mutation. L’histoire de Logn, quelqu’un d’autre aimerait la raconter, une écrivaine qui l’invite à se confier, qui voudrait capturer l’essence de cet être en transition, de son rapport au temps. Son livre, elle aurait voulu l’appeler Logn, ce qui en islandais signifie «calme plat», comme le jour qui vient après la tempête, ou le matin qui suit une profonde dépression. Mais ce mot n’a pas d’équivalent dans les autres langues. «Il n’est pas possible de me traduire», constate Logn. C’est pourtant ce qu’essaie de faire avec délicatesse Audur Ava Olafsdóttir, nous offrant le portrait habité d’une femme en quête d’apaisement.

A.E.

La Mauvaise Joueuse


Audur Ava Olafsdóttir

Roman de Victor Jestin. Editions Flammarion, 148 pages.

La cote de Focus: 3,5/5

Trente ans, comptable, «un compagnon que j’aimais, des amis, un appartement et un projet d’enfant», Maud semblait partie pour quelques années de bonheur sans nuage. Mais «il a suffi d’une bêtise» pour tout gâcher. Laquelle? Laisser tomber par accident son antique Nokia 3310 dans la cuvette des WC et accepter le vieux smartphone d’un collègue. Un échange a priori banal, sauf quand on est une ancienne accro aux jeux. A tous les jeux. Quelques minutes plus tard à peine, elle découvre Candy Crush et c’est la rechute instantanée, d’autant plus violente que le sevrage a été long et douloureux.

«J’avais résisté toutes ces années sans le moindre écart, et de surcroît dans l’indifférence générale, car contrairement au tabac, à l’alcool ou à la cocaïne, mon vice à moi n’était jamais considéré.» Le début d’une descente en enfer en forme de suicide social: alors qu’elle aligne les bonbons colorés sur l’écran en roulant, elle heurte un objet –à moins que ce ne soit pas un objet…–, décide de fuir en imaginant le pire, atterrit dans un bowling où elle enchaîne les parties frénétiques, jusqu’au malaise, avec des inconnus, avant de se jeter sur les flippers, de se faire mettre à la porte, puis d’aller chercher sa dose ailleurs, dans un café ou dans une fête foraine. Fléchettes, échecs, tir à la carabine, peu importe. Pour Maud, l’important n’est pas de participer mais de gagner, ce soulagement de ne pas perdre. Même contre un môme croisé sur un terrain de foot d’une cité, harcelé sans pitié pour une revanche au Monopoly. Alors que cette fuite en avant éperdue, et de plus en plus hallucinée, la conduit irrésistiblement vers la maison familiale où tout a commencé, avec un père shooté aux jeux de société, la jeune femme se souvient de ses années sous influence, jusqu’à l’arrêt brutal au sortir de l’adolescence dans un éclair de lucidité. «Une série d’incidents m’avait conduite à la certitude que le jeu devait quitter ma vie.»

D’une plume vive et électrique, Victor Jestin trousse un portrait attachant d’un être à la dérive, et s’affirme un peu plus comme un observateur inspiré du désordre mental, le pedigree de sa mauvaise joueuse s’inscrivant dans la lignée des personnages borderline de ses deux premiers romans (La Chaleur et L’homme qui danse). Les cases «Chance» sont rares dans la vraie vie…

L.R.

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