« Les gens seront moins prêts à voyager pour regarder l’art, mais je ne pense pas que ce soit une évolution négative »
Alors que la Belgique déconfine, les défis économiques et culturels sont énormes. La pandémie impose une réflexion créative. Focus a suscité celle du penseur russe Boris Groys et, tout au long de ce dossier, fait le tour de la question secteur par secteur.
La pandémie de Covid-19 a placé les acteurs culturels en suspens. Aucun secteur n’y a échappé. Sorties repoussées, spectacles et concerts annulés, librairies fermées… Et si les multiples expériences et contenus pour la plupart online (mini-concerts, nouvelles inédites, films en VOD…) ont fait office de bouffée d’air dans ce qui aurait été sinon un black out total, toutes ces initiatives -bricolées parfois, gratuites souvent- n’ont pas comblé les pertes financières de secteurs déjà fragiles. Alors que le déconfinement du quotidien se dessine, les réouvertures des musées sont encore timides, les agendas demeurent flous pour les théâtres et les salles de concert. Qu’à cela ne tienne, les artistes et les observateurs réfléchissent pourtant déjà à « l’après ». Rien ne sera-t-il vraiment plus comme avant?
Géant du monde de la pensée et de l’art, le philosophe russe Boris Groys, premier de nos grands témoins, tire les leçons du confinement en matière d’images. Depuis Staline, oeuvre d’art totale (Jacqueline Chambon, 1990), Groys s’est fait une spécialité de regarder les images du point de vue de la technologie, la technologie du point de vue de la politique et la politique du point de vue des images, afin d’en tirer les leçons les plus surprenantes à propos de ce qui fait le quotidien des existences contemporaines -tout en refusant de recourir au moindre jargon. Proche de la scène artistique russe des années 80, il est aujourd’hui professeur à la New York University. Ses livres (Le post-scriptum communiste, Portrait de l’artiste en masochiste ou En public. Poétique de l’auto-design) ont fait de lui une figure incontournable de la pensée comme du monde de l’art, qui le considère comme un des oracles les plus imprévisibles de ses nouvelles tendances. Discussion avec ce génie discret, ironique, inattendu, confiné dans son appartement new-yorkais.
Vous passez votre vie à fréquenter les expositions et à être confronté au travail des artistes. Comment le confinement a-t-il affecté votre relation à et votre regard sur l’art?
À l’évidence, ça me manque de ne pas pouvoir visiter les galeries et les musées. Cependant, j’écris et je lis surtout -et ce sont des activités très solitaires. Je suis donc habitué à rester isolé chez moi. De plus, à notre époque, il n’est pas nécessaire d’aller vers les images car les images nous parviennent via Internet, via les réseaux sociaux. Je ne parle pas ici des médias d’art traditionnels tels que la peinture ou la sculpture mais l’art vidéo ou la documentation des performances et des événements artistiques peuvent également être appréciés sur écran d’ordinateur. De nouvelles façons de documenter les expositions ont émergé ces dernières années, permettant au spectateur de se déplacer à l’intérieur d’une exposition depuis l’espace virtuel.
Toutes les institutions publiques, musées, galeries, théâtres, cinémas se sont dématérialisés pendant le confinement afin de pouvoir continuer à proposer du contenu aux spectateurs. Cela a-t-il changé quelque chose du point de vue de cette expérience de l’art comme média numérique?
Même avant cette pandémie, de nombreux jeunes artistes m’ont dit vouloir créer une « image virale ». Cette comparaison de l’image et du virus traduit leur volonté d’atteindre le plus de personnes possible et en même temps de les toucher, de les changer. Mais, par ailleurs, cette volonté de devenir viral met l’art en compétition avec l’actualité et les informations, y compris la publicité politique et économique. Et aujourd’hui, il fait même entrer l’art en compétition avec le virus lui-même. Donc, si l’on veut mesurer le succès de l’art par sa viralité -par le nombre de like sur Internet- l’art semble perdre cette compétition. Surtout face à un virus qui a une viralité plus forte que n’importe quel art. Toutefois, Internet ne peut pas être considéré comme un espace unifié, universel et homogène. Internet est très fragmenté. Il utilise différentes langues, la plupart des publics ne visitent que des sites très spécifiques et ne visitent jamais d’autres sites. La façon dont les gens utilisent Internet est très locale -même si Internet semble mondial. Après tout, nous nous adressons à Internet lorsque nous recherchons certaines informations. En ce sens, notre comportement sur Internet n’est pas très différent de notre comportement dans l’espace urbain. Nous ne visitons pas non plus et ne connaissons même pas tous les lieux de la ville dans laquelle nous vivons. Nous ne sommes familiers que de quelques-uns. En conséquence, toutes les images virales, y compris le virus lui-même, sont localisées: nous pouvons visiter un site web qui nous informe de l’état actuel de la pandémie, puis passer au site web suivant pour voir ce que certains théâtres ou musées ou salles de concerts nous offrent.
Malgré le fait qu’Internet soit, comme vous l’avez dit, un espace de documentation, pour beaucoup d’artistes c’est aussi une sorte de deuxième choix. N’assistons-nous pas à un retournement? Le salle d’archives ne devient-elle pas elle-même le cinéma ou le musée?
En fait, cela fait déjà plusieurs décennies qu’on peut découvrir, exposées dans les institutions artistiques, des quantités de documents sur les performances, les actions artistiques, les événements, etc. Il serait naïf de penser que cette documentation est secondaire par rapport à l' »événement réel » qu’elle documente. Au contraire, le désir de présence à l' »événement réel » n’est qu’un effet de l’examen de sa prétendue documentation. Cet effet n’est pas nouveau. À l’époque romantique, les artistes voyaient leurs peintures comme la simple documentation des manifestations réelles de la beauté de la nature: tempête sur la mer, lever du soleil dans les Alpes. Aujourd’hui, nous voyons les peintures romantiques comme une manifestation de la peinture en tant que médium et non comme une documentation de la « nature majestueuse ». Il en va de même pour les médias contemporains. Les photos et vidéos documentant les performances sont de plus en plus considérées comme ce qu’elles sont réellement, des photos et des vidéos.
Ces dernières semaines, nous avons entendu de nombreux appels au sujet du pouvoir de guérison de l’art dans les moments difficiles. Croyez-vous que l’art puisse contribuer à soigner les malades? Que devient le « pouvoir de l’art » lorsque le monde est arrêté?
Si vous vous référez à mon livre Art Power (MIT Press, 2008, non traduit, NLDR), le livre ne portait pas sur le pouvoir thérapeutique ou curatif de l’art. Il s’agissait plutôt de la capacité à la fois élémentaire et décisive de l’art de donner une forme, de transformer en images certaines expériences et conditions de vie. Nous pouvons le voir aussi maintenant. Nous sommes en permanence confrontés aux images de « vivre avec le coronavirus »: rues vides des grandes villes, gens masqués et gantes. Ces images nous offrent la possibilité de faire face au virus -de donner une forme visible à sa dangerosité vague et invisible. L’image omniprésente du coronavirus lui-même -ressemblant à une boule de massage- sert le même objectif: donner une forme à l’informe, une image à l’invisible et à l’étrange. Je dois avouer que je n’ai jamais aimé le discours suivant lequel l’art pourrait être vu comme une thérapie. Cela me rappelle Marx qui disait que la religion est l’opium du peuple. Aujourd’hui, c’est l’art qui est vanté comme opium du peuple. Si nous avons besoin d’une thérapie, nous allons voir un médecin ou un pharmacien. C’est pour cela qu’ils sont formés -pour être utiles, pour aider. Mais l’art n’est pas utile. Il n’aide pas. En réalité, c’est nous qui aidons l’art et le guérissons. Nous parlons de conservateurs qui installent et montrent de l’art. Le mot « curateur » est étymologiquement lié au mot « guérir ». Les curateurs soignent les oeuvres qui ne peuvent pas se montrer, devenir visibles. Les médias d’aujourd’hui fonctionnent comme un curateur collectif qui guérit les images de leur invisibilité -une invisibilité résultant aujourd’hui des effets du coronavirus.
Dans votre ouvrage En public, vous qualifiez Internet de « musée démocratisé » parce qu’il permet de transformer notre existence en une sorte d’oeuvre d’art permanente, de processus d’auto-design. Le confinement a-t-il intensifié cette tendance?
Eh bien, nous sommes habitués à considérer notre culture comme une culture de masse anonyme. Mais la culture Internet d’aujourd’hui est hautement personnalisée. La technologie contemporaine permet d’analyser chaque utilisateur en fonction de ses préférences et de son comportement social -afin que l’on puisse adresser à cet utilisateur une publicité économique ou politique ciblée. Cela signifie-t-il qu’Internet est le musée démocratique de l’humanité, dans lequel chaque être humain a sa place? Oui, mais c’est un musée en mouvement. La publicité qui est la force motrice d’Internet et la source des revenus des grandes sociétés Internet, s’adresse aux vivants et non aux morts. Internet est une archive mais c’est une archive fluide. Après tout, seuls les grands musées peuvent sécuriser la représentation internet stable de leurs collections.
Le transfert de toutes nos activités sur Internet ne vous inquiète-t-elle pas? Que pensez-vous des dangers liés au contrôle de plus en plus sévère du monde numérique auxquels en appellent les représentants politiques afin de lutter contre le virus?
Bien sûr, la pandémie de coronavirus a renforcé toutes les formes d’activités en ligne. Elle a également renforcé le suivi de l’individu et son contrôle. Mais on peut être sûr que cette évolution se produira également sans la pandémie. Le coronavirus n’a fait qu’accélérer les tendances qui existaient déjà.
Y aura-t-il un « après » à tout cela pour l’art, les artistes et les images? À quoi ressemblera-t-il, selon vous?
Il y aura bien sûr un « après ». Je crois que les gens vont devenir beaucoup plus prudents qu’auparavant. Et ils auront moins d’argent. L’inégalité économique va s’accentuer. Je pense donc que les gens seront moins prêts à voyager pour regarder l’art et de nombreuses petites galeries vont fermer. En d’autres termes, l’écart se creusera entre Gagosian et Art Basel à Miami d’un côté, et les scènes artistiques locales de l’autre. Mais je ne pense pas que ce soit une évolution négative. La mondialisation accélérée n’était pas une si bonne chose que ça pour l’art. Elle a coupé les artistes de la possibilité d’une croissance lente, d’un auto-raffinage, d’une autoréflexion. C’est en partie la raison pour laquelle l’art contemporain semble si superficiel. Si les mouvements artistiques locaux obtiennent plus de temps pour creuser leur contenu et leur forme, cela peut être utile pour le développement de l’art en général.
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