Léonard, tête de Turk
Léonard de Vinci est mort il y a cinq cents ans, mais son avatar de papier est, lui, toujours bien vivant: Turk vient de boucler le 50e album de ses cartoonesques aventures, entre inventions et catastrophes. Un classique, sans doute sous-estimé.
Une expérience personnelle n’est évidemment pas un sondage, n’empêche: il n’y a pas beaucoup de séries de bande dessinée dont l’auteur de ces lignes peut dire qu’il l’a lue et relue à maintes reprises dans son enfance, alors que ses filles ont pris le relais de manière tout aussi boulimique et que son propre père continue la collection! Léonard, né en 1975 dans la foulée de Robin Dubois par le duo longtemps inséparable Turk et de Groot, est définitivement de celles-là: une série humoristique qui continue de dérider trois générations de lecteurs et qui connaît un vrai succès populaire jamais démenti… Mais qu’on ne voit jamais au palmarès des festivals dits prestigieux et qu’on ne cite que rarement dans les incontournables. On a bien tort: depuis quarante-quatre ans, le belge Turk (Philippe Liégeois de son vrai nom) s’affirme comme le seul dessinateur à être capable de mettre en images cette BD-là, jamais à la mode et donc indémodable, et dont les références sont à chercher du côté de Tex Avery ou de Chuck Jones plutôt que dans les classiques franco-belges, dont lui et ses séries font pourtant définitivement partie. La preuve par un 50e album qui pète toujours la forme (1) et une rétrospective de son parcours et de son travail, à voir pendant deux trop petites semaines à Bruxelles (2). De quoi enfin faire quelques compliments à cet auteur très rare dans les médias, qu’il écartera vite d’un rire un peu gêné: « Ça m’a toujours énervé, les gens qui veulent absolument montrer qu’ils sont là. Je n’ai jamais eu envie de faire passer un message à part celui de faire rigoler. Je n’ai pas trop d’ego, je déteste ça. Et en tant que lecteur, j’ai toujours trouvé que ce qui était important, c’était l’oeuvre, pas le bonhomme. Je ne me pose pas beaucoup de questions métaphysiques, tant que je m’amuse. »
Ce qui n’est pas clair me rebute, j’aime être compris tout de suite.
Le plus Spirou de l’écurie Tintin
La carrière de Turk, d’abord avec Robin Dubois, a décollé sur un malentendu : lui dont la série a trusté des années durant la première place des fameux référendums du journal Tintin, avait pourtant, dans la graphie et l’esprit, l’ADN du journal Spirou – soit les deux hebdomadaires, parfois diamétralement opposés, qui ont longtemps fait la pluie et le beau temps de la BD franco-belge dite « tout public ». « Tintin, c’était un peu le journal des premiers de classe. Spirou, c’était plus déjanté, plus proche de ce qu’on aimait, Bob de Groot et moi, c’est même là qu’on s’est connus et qu’on a commencé à travailler, dans les studios Dupuis. Ma mère, quand j’avais 15 ans, avait envoyé, sans me le dire, quelques- unes de mes planches à Yvan Delporte, le rédacteur en chef de Spirou, qui lui avait répondu: « Il n’a qu’à venir voir notre directeur artistique Maurice Rosy. » Et je me suis incrusté. Mais Bob, lui, habitait aussi à trois minutes du studio de Greg, qui était, lui, rédac’ chef de Tintin. Ça a créé des contacts. On avait fait trois minirécits dans Spirou, le tremplin de l’époque, et même une mini- série dans Tintin qui s’appelait La plus grande image du monde. On a donc demandé des conseils à Greg sur un projet qui nous était venu après avoir vu un vieux Robin des Bois avec Errol Flynn à la télé: une démystification rigolote de ce personnage déjà assez burlesque. Lui a trouvé que ça pouvait dénoter dans Tintin malgré un style assez boiteux au départ. Il nous a fait confiance, et a été très influent dans notre carrière, même si, au niveau du dessin, je venais plutôt d’une école à la Franquin, Peyo ou Macherot. »
C’est d’ailleurs encore Greg qui propulsera le tandem en 1975 sur Léonard, alors qu’il lance son propre Achille Talon Magazine: « Il avait repéré dans Robin Dubois un personnage secondaire baptisé Mathusalem, qui avait entre autres inventé le parcmètre. Ça l’avait fait rire, il trouvait que ça ferait un bon personnage principal. On l’a appelé Léonard, évidemment en référence à de Vinci, en l’imaginant aussi inventif et gaffeur que Gaston, mais dans le sens inverse: Gaston est un gaffeur qui trouve des inventions, ici c’est un inventeur qui fait des gaffes, surtout sur le dos des autres. » Sauf que Achille Talon ne vivra pas plus d’un an, et qu’il faudra un petit miracle en forme d’imbroglio éditorial pour que la série survive et devienne un succès. « On avait de quoi faire un album, que Dargaud a édité, mais qui n’a pas du tout marché. C’était foutu. Un journal néerlandais, EPO, a alors racheté les droits pour publier la série aux Pays-Bas, et nous a demandé d’autres planches. Des planches qui ont été repérées par Pif Gadget, qui les a à son tour achetées aux Néerlandais, et diffusées. Pif tirait à 600.000 exemplaires à l’époque, et ça a été l’explosion. Dargaud a vu d’un très mauvais oeil qu’un Néerlandais vende une de ses créations à un concurrent direct, ils nous ont donc recontactés à ce moment-là, et on a enfin fait des albums en français. Mais depuis, dans nos contrats, nous avons toujours gardé les Pays-Bas! »
Cartoon et ligne claire
Depuis, donc, la formule et les ressorts de Léonard sont restés les mêmes, n’évoluant que par petites touches: le génie s’en vient chaque fois réveiller ce feignant de Disciple, son meilleur souffre-douleur, à grands coups d’onomatopées énormes et d’objets généralement contondants, avant de lui faire subir ses pires inventions, généralement aussi anachroniques que bancales – et au nombre de 444 très exactement, selon le recensement officiel des éditions Le Lombard. Une mécanique volontairement répétitive, comme pouvaient l’être les aventures de Bip Bip et Coyote, ou les dessins animés de Tex Avery, la grande référence de Turk: « Tex Avery, c’était vraiment ce qu’on voulait faire en BD : ça bouge, ça explose, c’est excessif, burlesque… C’est ça qui nous a toujours fait rire. Mais c’est un défi de le faire en bande dessinée! Or, j’aime être très lisible, je suis moi-même un lecteur paresseux: ce qui n’est pas clair me rebute, j’aime être compris tout de suite. Et ici, il s’agit d’être lisible avec des scènes très compliquées. Et avec Zidrou, c’est encore une autre approche! » Zidrou, scénariste prolixe, de Ducobu à Tamara, a en effet repris les scénarios de Léonard depuis quatre albums, en y minimisant un peu le sexisme très seventies de son prédécesseur et en intégrant, par exemple, Mozzarella, petite fille adoptive du génie, mais sans rien changer à une formule qui gagne. « Sauf qu’il écrit! Bob faisait des croquis, donc des trucs dessinables… Là, chaque fois, c’est un défi. Mais c’est amusant, et j’ai besoin de m’amuser pour travailler. C’est aussi pour ça qu’on a progressivement intégré et développé les petits personnages secondaires, les petites conneries comme Raoul le chat, la souris ou la tête de mort qui parle, et qui vivent presque leurs propres histoires au sein de l’histoire: ça me fait marrer. »
Et quand on lui fait remarquer qu’on ne connaît pas d’autre dessinateur ni si constant, ni capable des mêmes performances – un univers cartoonesque et déjanté pourtant servi par une lisibilité accueillante à la Peyo ou Macherot, autre grande référence de Turk dont la reprise de Clifton depuis déjà douze albums constitue un des grands plaisirs d’auteur -, ce dernier balaie à nouveau d’un sourire: « J’aime que ça se lise sans anicroche, c’est tout. J’ai toujours estimé faire un boulot d’artisan, pas d’artiste: la BD est pleine de contraintes! » Des contraintes que Turk n’entend pas abandonner tout de suite, bien qu’il soit devenu septuagénaire: « Je n’ai pas peur que ça s’arrête parce que je ne suis pas un gars anxieux, mais ça ne me ferait pas plaisir. Quand on a créé des personnages attachants, on y est attaché. Et je m’ennuierais si je ne dessinais pas. »
(1) Léonard, tome 50 – Génie, Vidi, Vinci!, par Turk et Zidrou, Le Lombard, 56 p.
(2) Turk – Rétrospective: à la galerie Huberty & Breyne, à Bruxelles, jusqu’au 21 mai. www.hubertybreyne.com
Léonard de Vinci s’est éteint le 2 mai 1519. Un demi-millénaire célébré comme rarement à travers toute l’Europe, dans de multiples expositions. Celle du Louvre, à Paris, est particulièrement attendue et s’ouvrira le 24 octobre prochain pour quatre mois: elle devrait être la plus importante exposition jamais montrée de peintures et dessins de l’artiste, collectés à travers le monde et rejoignant ce qui était déjà sa plus importante collection, de La Joconde à La Vierge aux rochers. A Londres, c’est à Buckingham Palace que s’arrêtera, à partir du 24 mai, une grande exposition itinérante de douze dessins rares; quant à la ville de Milan, elle propose pas moins de quatre expositions consacrées au plus grand génie italien, dont The Last Supper after Leonardo à la Fondazione Stelline, qui a posé la question de son influence à de grands noms de l’art contemporain international tels Anish Kapoor ou Wang Guangyi. Par contre, si l’on est plus fasciné encore par le génie civil de l’inventeur, c’est à… Liège qu’il faut se rendre pour quelques jours encore: jusqu’au 12 mai, le Musée de la vie wallonne accueille la grande exposition itinérante Les inventions d’un génie, déjà passée par Istanbul, Bruges ou Lyon. Soit plus de 120 maquettes réalisées sur la base des dessins de Léonard de Vinci: engins de guerre, machines volantes, installations hydrauliques… qui, jusque-là, n’existaient parfois que sur papier, et qui en disent long sur l’incroyable génie de ce Léonard-là.
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