Ysaline Parisis

[L’édito] Temps de lecture: 2 minutes

Ysaline Parisis Journaliste livres

À ceux qui lui reprochaient ses éternels retards aux rendez-vous qu’elle leur fixait, la romancière et essayiste américaine Susan Sontag avait l’habitude de rétorquer: « Je n’en peux rien si les gens sont assez stupides pour ne pas emporter un livre avec eux. »

On pardonne d’autant mieux l’égocentrisme épouvantable de la réplique qu’elle émane d’une femme supérieure (on parle de l’autrice qui a bouleversé à jamais nos perceptions de l’image, de la littérature et de la maladie), et que ce qu’elle avance ici apparaît ni plus ni moins comme un conseil utile à l’échelle de la vie. Ouvrir un livre est affaire de temps. Et d’action sur lui. C’est ce que semble vouloir nous rappeler la dernière campagne en date de l’Association des éditeurs Belges. Face à un constat désespérant (selon l’étude internationale PIRLS, les écoles primaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles occupent la dernière place du classement des pays développés en matière de compréhension à la lecture…), l’ADEB lançait en effet récemment un appel aux accents de révolution utopique. Son nom? Tout le monde lit. Sa proposition? Le 23 avril prochain, tout arrêter pendant quinze minutes, et attraper un livre. Les écoles sont bien sûr les premières visées. Mais certaines entreprises ont d’ores et déjà fait savoir qu’elles participeraient à l’action symbolique sur le site www.toutlemondelit.be.

Ouvrir un livre est affaire de temps. Et d’action sur lui.

Quinze minutes? Cela peut paraître complètement dérisoire face à un aveu d’échec scolaire aussi affligeant. Et pourtant. Quel internaute vite découragé n’a-t-il jamais passé son chemin devant un article annonçant un « temps de lecture » estimé de 16 minutes? A contrario, quel navetteur ne s’est-il pas surpris à observer que deux arrêts de métro suffisaient pour refaire corps, d’un jour sur l’autre, avec le destin d’un personnage de roman? Notre temps est compté. Mais la littérature est puissante. Verticalement, horizontalement, la concrétion de matière vitale qu’elle permet est un vertige. En un quart d’heure, dans l’espace d’un livre, trois hommes peuvent naître et mourir, un pays être rayé de la carte, deux générations reproduire une tare héréditaire, une nouvelle idée se faire jour en soi, vers laquelle on ne serait jamais allé -ou jamais allé seul. La lecture est lente. Mais la prise rapide. Quelques minutes suffisent pour expérimenter l’élargissement qu’elle permet.

S’emparer d’un livre n’est sans doute pas inintéressant à l’heure où, de plus en plus conditionné par l’immédiateté, l’être humain expérimente chaque jour davantage la sensation d’une disparition du temps -de sa liquéfaction, comme l’avançait récemment Cynthia Fleury sur France Inter. La philosophe y expliquait ainsi que, par opposition à l’action, trace d’une décision (cette possibilité de se dire, au moment de faire, qu’on pourrait éventuellement faire autre chose), c’était aujourd’hui la réaction qui imposait de plus en plus sa logique de rattrapage perpétuel, emprisonnant dans le court terme. « On est privés du sentiment de vivre. Tout simplement« , lançait-elle sur les ondes avec le calme qu’il y a parfois dans les constats alarmants.

Où retrouver cette profonde conscience d’exister, sinon dans le geste d’ouvrir un roman, un album, une BD? « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré« , écrivait Proust. Contrairement au cinéma par exemple, où la réception d’un film sera imposée dans un temps imparti à un spectateur complice d’être ainsi ravi; contrairement surtout à la consultation d’un smartphone, qui emportera aussitôt qu’on le veuille ou non dans un flux tyrannique, le livre permet tous les arrêts sur images, ressassements et accélérations souhaités, diffusant à la demande son contenu sans nécessiter d’autre énergie que l’effort d’imagination ou d’implication que l’on voudra bien y injecter: un rythme à la carte.

Le 23 avril prochain, ce que ces enfants risquent bien d’expérimenter en quinze minutes de lecture, c’est peut-être, précisément, que ces quinze minutes leur paraîtront bien courtes. Dans la frustration qu’il y a à être arraché trop tôt à une histoire qu’on avait commencé à trouver intrigante pourra alors éventuellement naître un frémissement inédit, le pressentiment d’un nouveau genre de passe-temps. Quelque chose comme le goût de la lecture.

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