Laurent Raphaël

L’édito: Coming out

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On parle beaucoup en ce moment des minorités et des majorités silencieuses. Homos, trans, queer, féministes, Noirs… Tous font entendre leurs voix, parfois discordantes d’ailleurs, pour exiger qui le respect, qui une reconnaissance, qui une égalité de traitement, qui simplement le droit de passer inaperçu.

Et c’est une bonne chose, tant que ce combat légitime ne vire pas au règlement de compte ou ne sert pas d’épouvantail idéologique pour remplacer le patriarcat blanc par un communautarisme étriqué.

Il est pourtant une minorité qui échappe encore aux radars des médias et des hashtags, et que l’on ne croise que ponctuellement dans les replis de la fiction: ce sont les minorités intellectuelles. On entend par là tous ces individus qui à des âges divers, mais souvent dès l’enfance, se découvrent une passion pour les arts et les lettres, et qui vont se heurter à l’hostilité culturelle de leur milieu d’origine ou d’adoption (la famille, l’école, le quartier) pour ces passe-temps souvent vus comme une menace pour la cohésion sociale, et associés soit à l’oisiveté, soit à la décadence, soit encore à un « défaut » de masculinité.

Un film et une pièce de théâtre viennent rappeler la difficulté pour les enfants nés au mauvais endroit de s’élever par le haut et de vivre sereinement leur passion pour les nourritures célestes, cet ostracisme -qui peut aller des moqueries à l’obligation de cacher cette raison de vivre comme on le ferait de son homosexualité- les privant le plus souvent de la perspective d’échapper à un environnement intellectuellement étouffant ou aliénant. Le film, c’est le nouveau Nuri Bilge Ceylan, The Wild Pear Tree . Le réalisateur turc y dépeint le calvaire d’un jeune garçon, Sinan, qui se rêve romancier et qui se heurte aux esprits conservateurs de son village comme aux impératifs d’une situation économique familiale désastreuse. Autant d’hypothèques risquant de briser net ses rêves d’une vie au service des mots et de la pensée.

Il faudra peut-u0026#xEA;tre mettre en place une u0022intello prideu0022 pour que tous ceux qui ru0026#xEA;vent d’u0026#xE9;crire, de monter sur scu0026#xE8;ne ou de danser et ne peuvent pas le faire sortent enfin du placard!

On connaît le refrain ressassé en boucle par les culturophobes: « Artiste, ce n’est pas un métier. » Ou encore: « On ne rencontre que des bons à rien, des dépravés, des gauchistes et des contestataires dans ces milieux. » Le poids de la tradition peut suffire à freiner les élans, même dans un pays libre. C’est ce qu’a vécu Zenel Laci, qui raconte dans sa pièce Fritland, du nom de la célèbre friterie attenante à la Bourse de Bruxelles, point de rendez-vous de tous les affamés de la nuit, le long parcours pour se libérer des chaînes d’un travail harassant et convaincre sa fratrie de le laisser déployer ses propres ailes d’auteur et de comédien (au théâtre de Poche du 8 au 20 juin). Zenel comme Sinan sont les cousins d’Édouard Louis et de Didier Eribon qui ont dû eux aussi s’inventer de nouvelles identités pour échapper à la reproduction sociale de leurs origines, expériences traumatisantes dont ils explorent les rouages, dans des romans pour l’un, dans des essais sociologiques pour l’autre. Avec parfois une relecture des événements comme chez Édouard Louis, qui s’en est d’abord pris violemment à cette famille ( En finir avec Eddy Bellegueule) qui lui maintenait la tête sous l’eau, avant de lire Bourdieu et de s’attaquer cette fois aux structures néolibérales ( Qui a tué mon père) qui entretiennent la culture de la dépendance et du mépris de soi chez les plus vulnérables.

Cette figure de l’intello marginal hante la littérature populaire. On retrouve ce personnage gag dans les dessins animés comme dans les comédies grand public, en général caché derrière des lunettes trop grandes, la démarche un peu gauche, et affublé de la panoplie des stéréotypes de l’homosexualité pour bien souligner que les deux vont souvent de pair. Heureusement, certains romanciers ne se contentent pas de cette vision paresseuse. Ainsi de Roald Dahl qui en fait un personnage croustillant et indépendant dans Matilda. Cette dévoreuse de livres ne se laisse pas démonter par des parents ignares qui la voient comme une extra-terrestre.

Si la révolte des lettrés persécutés manque de relais, c’est sans doute que dans les milieux culturellement favorisés, la connaissance et l’éducation sont naturellement valorisées. Il y a comme une évidence qui empêche de penser autrement l’accès à l’érudition que comme un choix délibéré. Il faudra peut-être mettre en place une « intello pride » pour que tous ceux qui rêvent d’écrire, de monter sur scène ou de danser et ne peuvent pas le faire sortent enfin du placard!

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