Critique | Livres

L’écrivaine québécoise Michelle Lapierre-Dallaire raconte le «désir indicible de son corps»

Michelle Lapierre-Dallaire, décomplexée d’Œdipe.
Fabrice Delmeire Journaliste
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Avec Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme, Michelle Lapierre-Dallaire livre un audacieux récit à vif d’amour filial qui fascine autant qu’il bouleverse. S’y ajoutent encore trois autres pistes de lecture pour inaugurer ce mois d’octobre en beauté.

«On m’a toujours fait sentir que je devrais être honteuse de la liste des choses qui m’excitent.» Pourtant, Michelle Lapierre-Dallaire n’en a que faire, de la honte. Son histoire s’affranchit de tout sens de la convenance, et avec ce texte incendiaire, elle entend bien livrer sans fard les tourments –et les joies– qui l’habitent depuis l’enfance. Car pour elle, comme pour Nelly Arcan, qu’elle cite en épigraphe, «écrire [veut] dire ouvrir la faille, écrire [est] trahir, [c’est] écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices.»

Dans son premier roman, Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, l’autrice québécoise racontait sans fausse pudeur, dans une langue tout en rage et en percussion, l’inceste que lui a fait subir son beau-père durant l’enfance, alors que sa mère, alcoolique, ferme les yeux sur ces agressions. Elle y revient ici, l’évoquant dans la marge de la relation trouble et troublante qui l’unit à sa mère.

Car l’objet de ce texte est avant tout le «désir indicible de son corps, celui d’être comme elle, d’être elle.» Je vous demande de fermer les yeux (…) est une histoire d’amour, et une histoire de désir incestueux, celui d’une fille pour sa mère, qui plonge l’enfant dans un désarroi profond face au monde qui l’attend. Un «désir indicible», qui va pourtant être mis en mots dans un récit d’une âpreté folle, nous plongeant dans les tréfonds de la sa psyché à vif.

«Petite, je joue beaucoup avec des Barbie», commence le texte, usant d’un présent qui souligne la persistance du trouble à venir, par-delà l’âge adulte, par-delà la mort. Les poupées modèles sont le terrain de jeu d’une éducation sexuelle et sentimentale autodidacte, où les prescriptions anatomiques sont transgressées par la petite fille. Elle se fait des films avec ses Barbie, mais aussi avec sa mère. «Un film pornographique dans lequel je joue un second rôle. Un film pornographique lesbien dans lequel ma mère tient le rôle vedette.» Ci-gît le tabou et s’inverse l’Œdipe. Michelle Lapierre-Dallaire ne tourne pas autour des mots, sa narratrice est amoureuse de sa mère. Mais cet amour aussi évident qu’il est interdit ne s’incarne pas que dans le désir: il est aussi jalousie et compétition, à tel point que l’inceste déjà évoqué est perçu comme une forme de validation, une «pénétration qui [la] rend visible».

Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme

La cote de Focus: 4,5/5

Le texte est d’une crudité redoutable, pas tant physique qu’émotionnelle, provoquant tout à la fois inconfort et fascination devant une honnêteté d’autant plus impressionnante qu’elle est gravée par la littérature, et qui fait dire à la narratrice se sentir «parfois plus nue lorsque j’écris que lorsqu’on me paie pour avoir du sexe». L’un de ces livres qui vous font perdre vos mots lorsque vous annotez dans les marges, où s’enchaînent les  traits et les exclamations. C’est aussi un livre à fleur de peau, un livre d’amour et un livre de peine, qui bouleverse et qui remue, qui déplace aussi un peu peut-être.

Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme, roman de Michelle Lapierre-Dallaire. Editions Le Nouvel Attila, 192 pages.

L’Education physique

La cote de Focus: 4/5

Catalina est une fille, et comme toutes les filles, elle vit dans la peur, «une peur ancestrale, statique, anthropologique, épigénétique, fondée». En cette fin de journée, elle s’est donné une mission: «Rentrer à la maison à l’heure et sans se faire violer.» Mais le moyen qu’elle a choisi, l’autostop, la fait douter, car on le lui a déjà dit: «C’est une faute grave pour une jeune fille.» Mais quel choix avait-elle, alors que le père de sa meilleure amie venait d’avoir des gestes déplacés, et qu’il était hors de question qu’elle monte en voiture avec lui? Et quel choix a-t-elle, quand son prof d’éducation physique lui explique qu’elle se trompe, il n’a pas les mains baladeuses? Quelle est sa marge de manœuvre quand on lui rappelle sans cesse qu’elle est responsable des pulsions des hommes, que c’est à elle de les éviter?

Ce premier roman livre le monologue intérieur bouillonnant d’une adolescente qui s’interroge sur ce corps en devenir qu’on voudrait dompter, dresser et contenir. Ce «on», c’est tout à la fois sa mère, son père, et la société qui l’entoure, celles et ceux qui l’assignent et la contraignent. Catalina «partait du principe qu’elle n’était qu’une marchandise, une pièce de bétail dotée d’un corps que les autres pouvaient manipuler à leur guise, les petits garçons, les médecins, les profs». Bien qu’elle se sente menacée par ce danger, elle résiste, et même le provoque sciemment, avec cette fougue et cette dose d’inconscience que procure l’adolescence, moment suspendu qui oscille entre une forme d’extralucidité sur le monde des adultes, et une vulnérabilité décuplée. Un texte dense et précis qui nous plonge, trois heures et demie durant, le temps d’une session d’autostop, dans la psyché incandescente d’une jeune fille en pleine (re)possession de ses moyens.

L’Education physique, premier roman de Rosario Villajos. Editions Métaillé, traduit de l’espagnol par Nathalie Serni, 256 pages.

Maman

La cote de Focus: 3,5/5

Madeleine, 106 ans, s’en est allée. «Tu vas profiter que j’ai le dos tourné pour écrire sur moi.» Cette maman autoritaire, clouée dans son fauteuil à la suite d’une opération de la hanche, vivait son séjour à l’Ehpad comme une prison. Après Papa, Jauffret poursuit l’enquête sur les êtres qui fourmillent en lui, s’égare dans les méandres de cette mère «à jamais exagérée», triture le sentiment de culpabilité qui ronge le mauvais fils, épuisé sous les serments d’amour. «Il faut parfois se préserver de l’amour d’autrui comme d’une volée de coups.»

Passant au bain révélateur leur couple mère-fils mal assorti, Régis perce à jour la rencontre de ses parents, comment il devint écrivain, déterre l’anathème que sa Madona obsessionnelle lui jeta dans la tendre enfance. Car Mado mentait «comme on appelle au secours». Dans une rentrée littéraire croulant sous les stèles familiales, Jauffret s’extirpe de la mêlée. Remuant les souvenirs en vermeil dans le grand argentier de la mémoire, se cherchant des poux, l’auteur des Microfictions fend l’armure dans un acte de contrition trop longtemps cadenassé. «Vous voyez bien, Madelon est ma prisonnière et je vous la raconte comme on tabasse.» Bonjour tristesse.

Maman, Roman de Régis Jauffret. Editions Récamier, 256 pages.

Strange Houses

La cote de Focus: 3/5

Sur le papier, l’offre était alléchante (c’est fait pour): le nouveau thriller de l’auteur anonyme «le plus vendu au Japon», «leader de la nouvelle vague», «artiste complet» qui «apparaît toujours en noir avec un masque blanc» et qui, surtout, intègre à son récit tout en dialogues une série de plans des strange houses qui forment le coeur de son récit –des maisons japonaises à l’architecture étrange et qui cachent en leur sein une série de meurtres ésotériques, voire monstrueux.

Puis patatras, ou presque, sur le vrai papier cette fois: le récit, très accrocheur, se prend vite les pieds dans le tapis de ses facilités et de ses raccourcis mollassons –tout se passe et se résout autour d’une table entre gens très polis à coups d’hypothèses improbables mais à chaque fois payantes– avec un style (simple) et un rythme (en très courts chapitres dialogués) qui semblent fait pour TikTok. Bref, un thriller inventif et tout à fait de son temps, qui plaira plus aux ados en manque de lectures «faciles» qu’aux vieux briscards du noir.


Quels secrets se cachent derrière les murs, Thriller d’Uketsu. Editions du Seuil, traduit du japonais par Amana Renhall, 228 pages.

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