Critique | Livres

«Toutes les vies», «Débandade»… Voici nos coups de cœur livres de la semaine

Rebeka Warrior, icone queer de la scène indé française, raconte le combat, mené et perdu, contre le cancer.

La chanteuse, musicienne et DJ Rebeka Warrior publie son premier roman, Toutes les vies. Un de nos coups de cœur livres de cette semaine.

Toutes les vies

Premier roman de Rebeka Warrior. Editions Stock, 278 pages.

La cote de Focus: 4,5/5

Il est des personnalités qui marquent une époque. Intronisée idole underground de l’électro-punk queer au début des années 2000, Rebeka Warrior s’est peu à peu imposée comme «une figure incontournable de la scène indé française, mais aussi une référence pour la nouvelle génération», comme l’écrivait Laurent Hoebrechts dans Focus début 2025. C’est donc à la fois avec surprise et excitation qu’était accueillie l’annonce de la publication de son premier roman, Toutes les vies, en cette foisonnante rentrée littéraire. Disons-le d’emblée, on en a vu, des artistes venus d’horizons divers s’essayer à l’écriture romanesque pour y trouver une légitimité artistique et une récompense narcissique. Mais la chanteuse, musicienne et DJ (Mansfield. TYA, Sexy Sushi, Kompromat) renouvelle avec brio sa voix autant que sa voie avec cette autofiction percutante et vive qui retrace la mort précoce de sa femme, atteinte d’un cancer du sein, et son processus de deuil.

A sa singulière façon, Toutes les vies est un roman d’apprentissage, le récit du parcours initiatique d’une femme déconstruite par la mort de l’être aimé, et reconstruite par la spiritualité. Un livre en deux parties, d’abord la découverte d’une grosseur dans le sein gauche de Pauline, alors qu’elles sont en vacances au Mexique, puis le quotidien de la maladie, jusqu’à la fin. Ensuite le deuil et ses étapes, la colère, le déni, l’acceptation, la quête de consolation, en soi et hors de soi.

Rebeka Warrior livre sans fard sa perception de la vérité du combat mené et perdu contre le cancer. Le poids pour la personne aidante, sa solitude qui s’ajoute à celle de la malade. La valse des sentiments, l’amour qui déchire et le désir qui vacille, le temps à la fois si court et si long de la mort, citant Hervé Guibert: «Une maladie qui donnait le temps de mourir, et qui donnait à la mort le temps de vivre.» Le texte est tissé de citations, Guibert, mais aussi Beauvoir, Hesse, Rousseau, Gide, Mann (beaucoup de «vieux auteurs blancs, cis, et morts», plaisante-t-elle, l’humour étant l’un des traits saillants de la voix de l’autrice). Ecrit à la première personne, il intègre quelques lettres de Pauline, des extraits des carnets de l’autrice, dévoilant sans fausse pudeur une intimité souvent bouleversante.

Affranchie dans son rapport à la forme, l’écriture de Warrior évoque une scansion menée comme une cavalcade, au rythme saccadé des pulsations d’un cœur meurtri. Affranchie, elle l’est aussi dans son honnêteté: «Je recensais mes erreurs. Je comptabilisais mes fautes. Je répertoriais mes mauvaises actions.» C’est là que réside la force du livre dans sa première partie, dans sa capacité à nommer les fautes comme les erreurs. La seconde partie, elle, offre au lecteur la possibilité d’une consolation, suivant le cheminement entre foi et scepticisme de celle qui avait «sculpt[é] son âme», et sa transformation rédemptrice, «mi-punk, mi-bodhisattva».

Aurore Engelen

Débandade

Récit de Camille Denant. Editions Academia. 158 pages.

La cote de Focus: 4/5

C’est l’histoire, presque au sens littéral, d’un homme qui va sortir du placard dans lequel les normes l’ont longtemps enfermé. Paul, mari aimant, père de famille respectable, et hétérosexuel convaincu, du moins officiellement. Dans l’ombre, Paul aime pratiquer des fellations et enlever son costume de mâle dominant dans les bras de ces «filles au grain de voie rauque» qui hantent, la nuit, les trottoirs de Bruxelles.

Parmi elles, Bianca, escort trans et migrante qui va définitivement le sortir de sa zone de confort devenue trop inconfortable… «Cette histoire, pleine de secrets et de moments embarrassants, il ne l’a encore jamais racontée à personne.» Le narrateur et auteur, journaliste sous pseudo, va donc s’en charger pour lui dans ce Débandade, court récit, parfois cru mais sans tabou, et qui en dit long sur les identités sexuelles et la masculinité contemporaine, très éloignée des clichés.

O.V.V.

Ta vie dans un trou noir

Roman de Bucky Sinister. Editions Le Gospel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alex Ratcharge, 220 pages.

La cote de Focus: 3,5/5

«Voilà comment on sait que la dope est bonne. Quand on n’a plus la moindre idée de quel jour on est.» Chuck sait de quoi il parle. La drogue, il en connaît un rayon. Pour survivre dans ce San Francisco qu’il ne reconnaît plus, il se drogue, et turbine dans une entreprise spécialisée dans l’improbable business des minibaleines, nouvelle marotte des ultrariches de la tech. Attiré dans la ville par la scène punk locale des années 1980, l’auteur, Bucky Sinister, ne cesse d’ailleurs de faire pester Chuck contre ces nouveaux rois de la Silicon Valley, qu’il tient pour responsables de la gentrification exponentielle de la ville, désormais envahie de Starbucks et de hipsters adeptes de leur sacro-saint brunch dominical, «la discothèque de cette décennie». Toujours prêt à tester la dernière pilule stupéfiante, Chuck tombe sur un étrange caillou qui ne s’altérerait jamais. Son patron, lui, est retrouvé mort, sauvagement assassiné. Chuck serait-il de près ou de loin impliqué? «On n’est pas parano quand on est vraiment poursuivi», se lance-t-il à lui-même, désormais en cavale. L’occasion inespérée de laisser derrière lui son impressionnante carrière de junkie –et de s’offrir la cure de désintoxication VIP (rencontre et séduction de l’actrice Fairuza Balk incluses) dont il rêve secrètement?

Dans Ta vie dans un trou noir, roman (littéralement) hallucinant, on passe de l’influence «évidente», selon l’auteur, des livres d’Hubert Selby Jr., ou, plus récent, de Jerry Stahl et de ses mémoires (Permanent Midnight) –pour ces descriptions parfois trash des drogues et de leurs effets– à celle du After Hours de Martin Scorsese, pour les rebondissements incessants. Avant de poursuivre, la faute à cette nouvelle drogue étrange, par-delà le temps ou dans on ne sait quelle réalité alternative chère à Philip K. Dick. Excellent prétexte pour égratigner au passage l’insipide «Frisco» actuelle, tout en rendant un hommage à ce que fut l’ex-Mecque de la contre-culture.

M.R.

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