Le «grand roman américain» de l’année sera anglais: Chris Whitaker livre avec Toutes les nuances de la nuit un récit à la fois bouleversant et addictif s’étalant sur 30 ans. A lire avant de pouvoir le binge-watcher!
Pendant l’incontournable festival Quais du Polar, entièrement consacré au roman noir et policier, qui s’est tenu début avril à Lyon, on a eu l’occasion de rencontrer et de discuter avec des auteurs et autrices dont les livres nous ont fait rire, sourire, bailler ou frissonner. Mais un seul d’entre eux aura réussi à nous faire pleurer –du quasi-jamais-vu dans un genre qui prend aux tripes, mais fait rarement couler les larmes. C’est pourtant ce qui attend tout lecteur normalement constitué de Toutes les nuances de la nuit après avoir passé 800 pages et 26 ans de vie en compagnie de Patch, Saint et de leur entourage. Une petite communauté dont les trajectoires de vie vont, toutes, être bouleversées par un drame originel, et mystérieux –l’enlèvement d’un enfant– faisant de ce grand roman un imparable thriller, ou le contraire.
Ce vrai grand roman américain, pourtant anglais, rappelle tour à tour le Mystic River de Dennis Lehane, Le Fils de Philipp Meyer et évidemment Duchess, le précédent roman du Londonien Chris Whitaker, mettant déjà en scène une adolescente californienne de 13 ans au destin brisé mais sublimé, et qui a fait de l’écrivain une star et le vendeur d’un million de livres. Des livres dont le potentiel «mainstream» n’a pas échappé aux plateformes: Duchess et ces nuances deviendront bientôt deux séries télé, «dont l’écriture est en cours», nous a dévoilé Chris Whitaker.
J’ai résisté et, comme Patch, j’ai eu cette seconde de courage, ou d’inconscience, qui a changé ma vie.
«J’essaie de m’y impliquer malgré les difficultés que ça représente, mais c’est David E. Kelley (NDLR: fameux scénariste et showrunner, de Ally McBeal à Big Little Lies) qui a en charge les premiers épisodes. Pour ce roman-ci, il faudra sans doute trois ou quatre saisons, et un large casting! Mais ça ne me monte pas à la tête: il m’a fallu dix ans et trois livres avant que Duchess ne change ma vie. Mais je suis un bien meilleur auteur aujourd’hui parce que j’ai dû travailler dur. C’est aussi pour ça que j’ai mis quatre ans à faire celui-ci –je voulais vraiment qu’il soit le meilleur possible!».
Toutes les nuances de la nuit se situe à nouveau aux Etats-Unis, dans un Missouri absolument crédible, même sans jamais y avoir mis les pieds. «J’ai un jour emprunté un livre de développement personnel dans une bibliothèque: on y expliquait que pour reprendre le contrôle sur un événement traumatique, il fallait y penser, et éventuellement le raconter, en changeant le nom des personnes impliquées, en en changeant le résultat, et en changeant de lieu, pour aller vers le dernier endroit où vous vous souvenez avoir été heureux, raconte l’auteur. Ce lieu, pour moi, ce fut Disneyland, où mon père, très absent mais que j’adorais, nous a un jour emmenés avec mon frère. C’est donc ce que je fais dans mes romans: cette Amérique un peu fantasmée est devenue mon « happy place », qui me permet de prendre de la distance, et de raconter.» Car il y a beaucoup de l’Anglais Chris Whitaker derrière Patch McCauley, le petit Américain.
Livre-thérapie
«Pendant un an, je n’ai fait qu’imaginer des scènes et écrire des dialogues entre Patch et Saint, et ce n’est qu’à ce moment-là que les parallèles entre son histoire et la mienne me sont apparus, poursuit Chris Whitaker. J’ai moi-même connu une enfance difficile, assez pauvre, avec beaucoup de violence. Et à l’adolescence, je me suis fait poignarder pendant un vol à l’arraché. J’ai résisté et, comme Patch, j’ai eu cette seconde de courage, ou d’inconscience, qui a changé ma vie. J’ai longtemps souffert de troubles post-traumatiques, la bibliothèque était devenue mon « safe place », là où je restais pendant que ma mère faisait des extras. C’est là que j’ai vraiment appris à lire et que j’ai eu envie, ou besoin d’écrire, comme une thérapie. Il y a des événements qui façonnent le reste de votre vie, mais font aussi disparaître d’autres possibilités qui auraient pu advenir. C’est ce point de départ qui m’intéressait, en voulant que quelque chose de bien puisse malgré tout arriver aux personnes concernées. Je sais ainsi que je n’aurais jamais écrit ce livre, et les autres, si je n’avais pas été poignardé. Et Patch trouvera dans l’art et la peinture un peu de sa lumière, comme l’art et la littérature m’ont sauvé moi.» Une proximité entre l’auteur et son récit qui explique sans doute beaucoup l’émotion et la crédibilité qui habitent ce récit bouleversant, mêlant destinée des victimes et culpabilité des survivants.
Polar
Toutes les nuances de la nuit
de Chris Whitaker
Sonatine, traduit de l’anglais par Cindy Colin-Kapen. 816 p.
4,5/5
En 1975, à Monta Clare, petite communauté rurale du Missouri, le jeune Patch et la petite Saint sont copains comme cochons et vivent à fond, à 13 ans, leur enfance, leur innocence et leur amitié. Quand soudain advient le drame, qui changera la vie de tous –attention, raconter c’est spoiler un peu: Patch est témoin d’une tentative de kidnapping, sauve la victime, mais se fait lui-même enlever. Il ne réapparaîtra que 307 jours plus tard, après avoir été enfermé dans une cave en compagnie, peut-être, d’une jeune fille qu’il n’a jamais pu voir, mais qu’il ne pourra jamais oublier. Jusqu’à l’obsession. Que s’est-il passé dans cette cave? Et surtout, comment ce drame va-t-il changer la trajectoire de vie de tous ceux qu’il concerne, à commencer par Patch et Saint? Chris Whitaker va y répondre en 26 ans et plus de 800 pages qui s’avalent presque d’une traite, tant il manie dans ce quatrième roman (le deuxième paru en français) à la fois l’art du page-turning, le souffle et l’émotion. Et si on se prend au jeu de l’intrigue, digne des meilleures, on en sort surtout bouleversé par les destins flamboyants et brisés de tous ses personnages. A lire les yeux fermés (on se comprend) avec une grande boîte de Kleenex.