Le Mur, par Amélie Bariseau

Les 12 meilleurs candidats du concours de nouvelles sur le thème du Mur organisé par Le Vif et Focus ont été conviés à un atelier animé par Simon Johannin, lors de la dernière Foire du livre.

Il était né dans le silence du grand désert, première pierre posée sur un sol poussiéreux qui n’avait pas vu l’eau depuis des millénaires.

Ce n’était pas grand-chose: à peine trois ou quatre rangées de pierres grises criblées d’interstices et de vent. On l’avait édifié un peu à la va-vite, sans finesse particulière. Il faisait chaud et l’ombre qu’il projetait suffisait à justifier son existence.

Son créateur s’abrita contre ses pierres le temps d’un après-midi, avant de reprendre la marche vers une terre incertaine. Son pas était lourd et son bras le brûlait là où le marteau qui avait brisé ses chaînes l’avait éraflé.

Plus tard, la blessure guérit. Et avec elle guérirent les cals, les crampes et les douleurs. Plus tard, la blessure guérit et lorsque l’homme tourna un oeil apeuré vers ses arrières, il se rendit compte que plus rien ne le poursuivait, désormais.

Et le mur, lui, resta en place.

Il attendit cent ans dans le grand désert. Le vent lui raclait l’échine et les scorpions se terraient en son sein. Il attendit longtemps et son attente fut récompensée car la centième année, une femme vint.

Avec la femme vinrent des mules, des chèvres et surtout des enfants : trois petites têtes sur lesquelles le soleil frappait. Elle les allongea à l’ombre du mur et sécha leurs larmes.

La femme se mit au travail. Elle réaligna les pierres, écrasa les scorpions, éleva le mur. Elle travailla longtemps et avec ardeur, jusqu’à ce que quatre murs se dressent là où il n’y en avait eu qu’un. Puis elle tressa un toit avec des faisceaux de jonc qu’elle avait ramené de son pays natal.

Lorsqu’elle eut fini, elle s’essuya le front et sentit avec surprise le baiser froid d’une goutte d’eau. Elle regarda le ciel avec espoir et ne fut pas déçue.

Pour la première fois depuis des milliers d’années dans le grand désert, la pluie tomba.

Les enfants de la femme grandirent et les enfants de leurs enfants après eux. Ils labourèrent la terre autour de la maison aux quatre murs, tracèrent des pâturages pour faire paître des chèvres et bientôt il n’y eut plus personne pour se rappeler qu’autrefois s’étendait ici un grand désert.

La maison aux quatre murs s’agrandit. Elle passa d’une pièce à deux, trois, cent. On défit le toit de joncs pour ouvrir une cour intérieure, on creusa des bassins, des fenêtres et des arches. Bientôt, ne subsista de l’édifice original que ce premier mur, celui qui était né du désert lui-même.

Il ne resta cependant pas intouché. Les artistes le couvrirent d’un enduit humide puis se mirent à l’ouvrage. Ils dessinèrent des courbes, des pointes et des droites, jusqu’à ce que le mur soit recouvert de lions rieurs et de taureaux rouges. Tout en haut, ils inscrivirent le nom de l’homme à qui appartenait la maison : c’était, étrangement, presque le même nom que celui de l’homme qui avait édifié ce mur pour s’abriter dans son ombre, mille ans plus tôt.

Il fallut un siècle pour que la peinture s’écaille et trois autres pour qu’elle disparaisse totalement. Entre-temps, le monde avait changé et la maison autour du mur avait été abattue. À sa place se tenait désormais un jardin.

C’était un endroit verdoyant et précieux, le terreau de fleurs qui n’existaient nulle part ailleurs et dont certaines disparaîtraient avant la fin du siècle. On y trouvait des oranges et des citrons, des poivres multicolores et de la cannelle si douce qu’elle vous suçait la vie par la langue. Le mur lui-même était couvert de jasmins aux lourdes fleurs blanches.

Ses tiges noueuses permettaient à une jeune fille d’escalader chaque soir l’enceinte du jardin et de se glisser dans les bras de son amant, de l’autre côté. Leurs baisers avaient le goût des promesses et de l’interdit. Ils se sentaient revivre.

Ils gravèrent leurs prénoms sur la surface rugueuse du mur. Un moyen de dire: « Nous étions là. Nous avons existé et personne ne pourra jamais dire le contraire. »

Un jour, la jeune fille devint femme et elle n’eut plus besoin d’escalader le mur. Elle ouvrit la porte du jardin au jeune homme qui venait chaque soir la prendre dans ses bras et fit de lui son mari.

Ils s’embrassaient souvent à l’ombre des orangers, tant et si bien qu’un petit enfant les rejoignit bientôt dans le jardin luxuriant.

Ce petit enfant -un garçon- reçut pour son huitième anniversaire un ballon de foot bleu et rouge. Il détruisit trois pousses de tamarinier avant que sa mère n’arrache un pan de jasmins pour lui dégager un but. Cela n’empêcha pas la destruction d’un parterre de coriandre, mais les dégâts en furent grandement limités. Le mur finit même par s’orner d’un rectangle de peinture blanche dans lequel tous les enfants du quartier tentaient d’envoyer ricocher la balle.

Une sécheresse s’abattit et le jardin fana, malgré les efforts conjugués de la famille entière. Les plantes grimpantes perdirent leurs fleurs et le couple posa du carrelage par-dessus la terre comme un bandage sur une cicatrice.

De l’autre côté du mur, on chuchotait. Le vent du désert apportait la puanteur de la mort et une autre odeur, bien plus fétide. On couvrit la paroi extérieure du mur de larges inscriptions, des déclarations de haine et de vengeance. Bientôt, la rue entière se para de mots morbides.

Un jour les chuchotements devinrent des cris. Une nouvelle fois le mur se retrouva criblé de balles ? de nature bien différente, cette fois-ci.

Le garçon posa sa joue contre la surface fraîche du mur. Juste un instant, le temps de reprendre son souffle. Il étouffa dans son poing les sanglots qui montaient. Ses larmes avaient un goût de craie et de fumée.

Son coeur battait tellement fort. Il ne comprenait pas. Le coude qu’il pressait contre son ventre était couvert de sang. Quelques secondes de repos. Il repartirait tout de suite après.

Le matin le trouva froid, les doigts crispés autour de sa mitrailleuse. Sans le savoir, son dernier souffle avait effleuré les contours effrités des deux prénoms que ses parents avaient gravé dans le plâtre, vingt ans plus tôt.

Le corps fut emmené et le silence se fit dans les rues. L’espace d’un an, ce qui avait été un jardin redevint un grand désert.

De nouveaux hommes vinrent en camion, avec des machines et des pelles. Ils réduisirent les pierres en poussière, jusqu’à ce que le rouge du sang se dilue dans le sable.

Dans le silence du grand désert, le mur s’écroula.

Le temps passa. Son cours était long et tranquille, comme le fleuve qui était passé là des milliers d’années auparavant, avant le jardin, avant même le grand désert.

Un siècle ou un an plus tard, une petite main potelée se referma sur un morceau de pierre. C’était le dernier fragment du mur millénaire, juste assez grand pour remplir une paume d’enfant.

La petite fille déposa avec mille précautions sa trouvaille entre deux briques de béton, achevant ainsi de construire l’entrée du futur palais destiné à ses poupées.

Et du dernier morceau du mur, elle fit une porte.

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