Critique | Livres

Le livre de la semaine : Sorrowland, la métamorphose d’une adolescente

4 / 5
© Wasi Daniju

Rivers Solomon, Aux Forges de Vulcain

Sorrowland

510 pages

4 / 5
Anne-Lise Remacle Journaliste

Roman hanté et émouvant, Sorrowland relate la métamorphose d’une adolescente albinos qui s’échappe d’une secte aux dominations trompeuses.

Élevée dans une communauté noire créée à la suite de l’organisation NOCIF (Noirs contre l’inégalité et le fanatisme), à l’écart complet de la suprématie blanche, Vern, 16 ans à peine, a toujours été rétive à l’ordre établi. Suspicieuse des méthodes employées (comme d’avoir la tête enfoncée dans l’eau du lac en guise de purification) au sein du Domaine de Caïn par le révérend Sherman Fields, ce mari qui s’est imposé à elle et ne semble délivrer que des demi-vérités, l’adolescente ne voit d’autre solution que de fuir pour sauver sa peau. Prise en chasse par ce qu’elle pense être un démon, elle donne naissance à des jumeaux, qu’il lui faut élever en pleine forêt: Hurlant, noir de jais et d’une curiosité insatiable, et Farouche, albinos comme sa mère et plus timoré. Vern s’aventure un jour au-delà de son refuge et, cédant à ses désirs jusque-là réprimés par la religion, noue une relation trompeuse avec Ollie, une motarde aux sombres desseins. Une fois la supercherie éventée, la jeune mère, de plus en plus sujette à des visions horrifiques, se mettra en quête de Lucy, une amie chère du Domaine de Caïn, volatilisée du jour au lendemain. Il lui faudra pour ça se ré-aventurer avec crainte et enfants dans le vaste monde.

Visions

Si les trois romans de Rivers Solomon nous confrontent aux traumas et accueillent leur lot de fantômes révélateurs des jougs passés ou présents, la façon dont ils se manifestent ici est inédite. En proie à d’incessantes hallucinations, Vern est en réalité reliée par un mycélium particulièrement invasif aux souvenirs de tous ceux et celles qui, comme elle, ont été victimes d’expérimentations. Colonisé par un tel champignon, son organisme finit par s’endurcir littéralement en réaction, façonnant un impressionnant et vigoureux exosquelette. S’il est plus aisé de repousser les menaces latentes avec une telle cuirasse, laisser approcher ceux qu’on aime après avoir été tant de fois dupée et brutalisée par des puissances dominantes ne va pas sans mal. C’est dans ces liens qui doivent se construire, dans ces apprivoisements à tâtons, dans ce désir mutuel qui ne demande qu’à éclore que la magie de Rivers Solomon est la plus éclatante. Ce qui se joue entre Gogo (winkte ou deux-esprits lakota) et Vern ou avec les deux petits sauvageons affamés de “ bouffe électrique” et leur mère est un puissant moteur empathique pour nous ancrer à cette métamorphose. Porté par des talismans littéraires (notamment La Chambre de Giovanni de James Baldwin), n’hésitant pas à aborder les questions de dominations, de genres, de sexualités, de handicap et la cohabitation de l’humain avec l’écosystème de façon incarnée, Sorrowland est un roman-rhizome immersif qui donne à penser que son auteur·e n’hésitera plus à déployer ses ailes, aussi amplement que possible.

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