À travers Barry, pétulant septuagénaire toujours dans le placard, Bernardine Evaristo donne à lire la communauté caribéenne de Londres.
À Hackney (quartier du Grand Londres), Barrington Jedidiah Walker, marié à Carmel et père de deux adultes, vit sous couverture depuis près de 60 ans. Hâbleur, fêtard, érudit autodidacte avec un penchant Monsieur Je-Sais-Tout, il est surtout toujours mordu de Morris, son amour d’adolescence qui rêverait que cesse l’hypocrisie de leur relation secrète. Mais comment enfin afficher son homosexualité au grand jour quand on est noir, âgé et originaire d’Antigua (où avoir des relations entre hommes est toujours punissable de cinq d’ans d’incarcération)? « Trop habitué à la prison [qu’il s’est] fabriquée: juge, maton et crétin de co-détenu« , Barry est un homme acculé par une situation familiale sous tension. Sa femme, le croyant fieffé coureur de jupons, le houspille constamment. Sa fille aînée Donna, prenant le parti de Carmen et le considérant -pas tout à fait à tort- comme un misogyne notoire, lui bat froid. Sa fille cadette et préférée, Maxine, semble deviner ce qui se joue dans les coulisses mais l’amadoue pour financer ses propres projets. Daniel, son petit-fils, écoute sans sourciller Buju Banton, musicien jamaïcain aux propos ouvertement homophobes. Si Morris pense que « […] la société ne devient plus égalitaire que si des gens courageux montent à la tribune et déclenchent une révolution« , son amant est plus lâche, empêtré dans une identité qu’il a du mal à revendiquer. À force d’avoir eu vent d’agressions envers la communauté LGBTQ+, y compris à Londres, Barry la joue profil bas. Il faudra attendre que Carmel retourne à Antigua pour les funérailles de son père pour que sa double vie commence à se fissurer et que la situation lui échappe…
Double quête de soi
Publié en Angleterre six ans avant Fille, femme, autre, Mr Loverman n’a pas la même amplitude polyphonique mais contient déjà toute l’acuité satirique d’Evaristo et son sens du contrepoint nécessaire. Un chapitre sur deux, de manière rétrospective et par sauts de dix ans (depuis 1960 jusqu’en 2010), c’est Carmel qui occupe l’espace et s’esquisse davantage plurielle que la mégère féroce et pieuse dépeinte par Barry. Dans une langue plus lyrique et en adresse à la deuxième personne, l’autrice dévoile ici avec une justesse remarquable l’itinéraire en cahots d’une femme flouée puis enfin réveillée, depuis le mirage de noces avec un parti au départ jugé enviable par ses amies et une sévère dépression post-partum jusqu’à une reprise en mains de son destin et de son désir. Cette alternance de voix, bienvenue, permet de ne désigner ni victime ni coupable dans cette union engluée dans les rets d’une société pas si ouverte à l’altérité. Ni saints ni diables, les personnages d’Evaristo sont aussi magnifiquement complexes que la liberté à laquelle ils aspirent.
Mr Loverman
Roman. De Bernardine Evaristo, éditions Globe, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Françoise Adelstain, 304 pages. ****
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici