Laurent Raphaël

Le livre (1455-2017)

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Les livres qu’on brûle… une image choc, terrifiante. Si le débat politique a son point Godwin, le discours des idées a son point Bradbury. » L’édito de Laurent Raphaël.

La scène a fait le tour du Web: on y voit Guy Verhofstadt faire le procès du régime Orbán -en présence de l’accusé- dans l’enceinte du Parlement européen. Grands gestes à l’appui, le tribun libéral taille un costard au dirigeant hongrois assis un peu plus loin -et dont les narines semblent vomir des panaches de vapeur comme dans les dessins animés-, égrenant ses revirements idéologiques passés et ses entorses morales actuelles, avant de lui demander, clou du spectacle, si après s’être attaqué au monde académique (Orbán menace de fermer une université étrangère financée par l’Américain George Soros), il compte bientôt brûler des livres sur la place publique.

Les livres qu’on brûle… une image choc, terrifiante. Si le débat politique a son point Godwin (cette manie de se référer au nazisme dans une conversation de comptoir), le discours des idées a son point Bradbury, en référence à l’auteur culte de Fahrenheit 451, dystopie portée à l’écran par Truffaut en 1966. Brandir l’argument de la mort du livre, ce symbole ultime de la connaissance, c’est comme agiter le spectre de la disparition des grands singes pour les écologistes. Un point de non-retour. Verhofstadt ne croit pas si bien dire: le livre est déjà en péril. Et pas seulement à Budapest. Notre civilisation semble en effet avoir fait une croix sur la lecture comme ciment de notre civilisation. Certes, on la vénère toujours, mais plus par habitude que par conviction. Comme ces valeurs humanistes dont les partis saupoudrent leurs programmes mais qui ne sont plus que des postures rhétoriques creuses. Hormis pour une poignée d’irréductibles (à l’échelle de la population s’entend), les romans et les essais sont des espèces en voie d’extinction.

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On vend toujours autant de papier paraît-il, mais c’est la forêt qui cache l’arbre malade. Le souffle du verbe, celui qui décoiffe les préjugés et remue les territoires de l’intime, s’épuise inexorablement. Un discours de vieil aigri contaminé par le « c’était mieux avant »? Non. Je me base sur les faits, rien que les faits. À commencer par cette étude de l’UCL qui vient de démontrer que les élèves du secondaire de notre Fédération peinent à déchiffrer les textes qu’ils doivent lire. Comment s’étonner? Le nez perpétuellement dans les écrans, ils ont perdu le sens et le goût des mots. La faute aux parents qui cèdent au conformisme social et aux implorations pour une DS ou une tablette. La faute au système scolaire aussi. Mon fils a 10 ans, il est en cinquième primaire dans une école communale ni élitiste ni passoire, et pourtant, il n’a eu qu’un livre et demi (le second a été abandonné en cours de route!) à lire depuis septembre. Un roman et demi en huit mois! Je m’en suis ému à plusieurs reprises mais j’ai vite compris que l’enseignante avait elle-même basculé du côté numérique de la force… Si l’école ne montre plus l’exemple, comment attendre des parents qu’ils entretiennent la flamme? Résultat: on nivelle par le bas, on édulcore (en supprimant le passé simple dans la réédition des aventures du Club des Cinq par exemple), sans se soucier du fait qu’on émousse aussi du même coup l’esprit critique.

Pour noyer encore un peu plus le poisson, il faut compter avec les fausses bonnes nouvelles. À première vue, le lecteur pourrait se réjouir d’avoir dans son salon la plus grande librairie du monde. C’est d’ailleurs l’argument massue asséné par Amazon. Sauf qu’en court-circuitant toute la chaîne de l’édition, la plate-forme digitale évacue le filtre humain qui faisait le tri entre le bon grain et l’ivraie. « Oui, comme dans Fahrenheit 451, Amazon brûle le livre, avertit l’écrivain Paul Vacca dans une tribune parue dans le Nouvel Obs, en s’attaquant au marché du livre, en « ubérisant » l’ensemble de la profession de l’édition et de la librairie. Avec son modèle en trompe-l’oeil, Amazon s’attaque en réalité au coeur même de ce qui fait que le livre est livre: sa dimension sociale. »

Se soucier de la santé du verbe n’est pas un combat d’arrière-garde ou un snobisme de cultureux. Le verbe, c’est l’instrument du pouvoir. Et de la contestation. Un exemple de sa puissance dévastatrice? Il suffit d’écouter Marine Le Pen. Alors que Macron pratique la langue siliconée du management, elle verse dans un registre lyrique nettement plus vicieux mais aussi plus électrisant. Si le cauchemar se réalise dimanche, c’est qu’elle aura gagné la guerre du langage. Qu’on se le dise: lire, c’est résister.

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