Clément Camar-Mercier dépeint l’avènement de la fusion homme-machine et signe l’American Psycho du chaos numérique. Féroce et jubilatoire.
La Tentation artificiellede Clément Camar-Mercier
Actes Sud, 416 p.
La cote de Focus: 4/5
Dans un roman d’anticipation où résonnent les échos d’une actualité tragique (un adolescent poussé au suicide par ChatGPT, décès d’un steamer torturé en live, éboueurs du Web…), l’auteur imagine l’éradication de l’espèce humaine par l’intelligence artificielle. «Les droits de l’homme sont un obstacle à l’évolution, une œuvre contre-nature.» Sous le glacis d’une ironie grinçante, La Tentation artificielle entend sonner «la fin du fun». Radical, possédé, ce dialogue terminal avec la machine prolonge les oracles de 2001: l’odyssée de l’espace, de Terminator, de Matrix. Au fond des abysses, croisant individualisme des sociétés occidentales, athéisme et nouvelles technologies, la soumission algorithmique entend dézinguer une humanité gangrenée par la paresse et le sentimentalisme. Féroce, brillant et parfois insoutenable.
Jérémie concrétise un algorithme révolutionnaire pour un géant de la vidéo à la demande. Mais il n’entend pas en rester là: excédé par le devenir minable de ses semblables, le codeur mégalomane aspire à se débarrasser de l’humain, condamné à l’obsolescence. Après avoir commis un geste irréparable, Jérémie s’engage dans une retraite à l’abbaye de Saint-Pierre de Solesmes… C’est une révélation! Au contact de la littérature démonologique, il découvre que le monastère recèle le dernier exemplaire d’un traité au savoir divin, enfin libéré de l’éthique et de la morale. Un ouvrage sobrement intitulé Code…
La technologie a-t-elle supplanté la religion? La soumission algorithmique augure-t-elle de la prise de contrôle par les machines? Dans un brûlot corrosif à la première personne du singulier mondialisée, Clément Camar-Mercier signe un roman terminal sur les enjeux de l’intelligence artificielle. Depuis sa «batcave» de Rambouillet, le grand œuvre de Jérémie consiste à fondre le langage en instrument et à dépoétiser la réalité. «Sapiens était émotif, sapiens était sentimental. Sapiens était choqué. […] Quel gâchis!»
Après avoir créé l’IA ultime, Jérémie s’en remet entièrement à elle et lui délègue les choix moraux. Pensez-vous que cette soumission soit une fatalité?
Clément Camar-Mercier: On ne parle que des dangers basiques de toute révolution technologique: changement de société, pertes d’emplois, bouleversement de la vie personnelle… Le vrai danger, c’est la place du langage, qui va forcément déborder vers l’autre partie purement humaine, à savoir le libre arbitre, la morale, ce qui nous distingue et ressort de nos pulsions. Mon idée est de faire vivre une expérience, de voir jusqu’où peut aller ce personnage. Le danger de l’IA n’est pas de nous remplacer en tant qu’être, mais de faire des choix pour nous. Récemment, un adolescent s’est suicidé à cause de ChatGPT…
Dans votre livre, on croise Xavier Niel (Free), Sam Altman (OpenAI, ChatGPT) mais aussi Raphaël Quenard et les mèmes inspirés du Studio Ghibli. Est-ce une façon de s’inscrire dans l’ultracontemporain?
Clément Camar-Mercier: C’est une sorte de roman picaresque qui concentre des métaphores de l’époque. De la même manière que mon premier livre (NDLR: Le Roman de Jeanne et Nathan) n’est pas un livre sur le porno et la drogue, celui-ci n’est pas un livre sur l’IA. Ce sont des prétextes pour parler de mutations de modes de pensée. C’est par petites couches qu’on raconte une époque. Le livre comporte un gros passage sur les nettoyeurs du Web et ce qu’on nous cache de la violence. Quelques jours après sa sortie, un streamer français décédait durant un live où il se faisait torturer.
S’il traite de questions philosophiques, le livre se distingue par son ironie féroce…
Clément Camar-Mercier: Même lorsque Eliza, l’IA conçue par Jérémie, commet des attentats qui provoquent des milliers de morts, je pense qu’on peut sourire des choix et moyens mis en œuvre. On est dans du rire très sombre, j’entends. Le réalisme de quelqu’un complètement dépourvu d’ironie est quelque chose de salement drôle. On se méfie un peu du rire: c’est quelque chose de populaire, de beauf. Je pense qu’on peut rire et traiter de sujets philosophiques. Je revendique les sujets nobles pour la comédie.
Au début du roman, Jérémie est très désarçonné par l’expérience de la maladie. Parce qu’il rencontre enfin une résistance face à quelque chose qui lui échappe?
Clément Camar-Mercier: Le fait de n’avoir mal nulle part est absurde, on est dans une société trop habituée à ça. Jérémie redécouvre la souffrance, cette faiblesse humaine par rapport à son projet qui est de dépasser tout ce qui empêche Sapiens d’atteindre son plein potentiel. Son but l’éloigne de son problème fondamental, à savoir un deuil amoureux et celui d’un enfant. Il y a certaines blessures dont il faut se remettre, qu’on ne peut laisser sous le tapis. Il devient un monstre aussi parce qu’il n’a pas réussi à faire ce deuil.
Jérémie méprise toute forme de sociabilité, veut éradiquer le collectif… On pense au psychopathe Patrick Bateman imaginé par Bret Easton Ellis. American Psycho est-il une référence?
Clément Camar-Mercier: Evidemment. L’Homme-dé de Luke Rhinehart et American Psycho ont constitué un choc absolu. Quand j’ai découvert ça, au milieu de l’adolescence, je ne savais pas qu’un livre pouvait produire ce mélange de sensations: horreur, dégoût, rire ou excitation sexuelle. On retrouve chez le codeur la toute-puissance du trader des années 1990 qui joue dans l’ombre avec le sort des citoyens. Notre potentiel s’exprime énormément à travers la destruction et le pouvoir. C’est très amusant, et finalement assez monstrueux, parce qu’on arrive dans un domaine qui est amoral. Il y a une déconnexion totale du monde de la pensée, de la morale et du sacré. Sans rapport au sacré, je pense qu’il ne peut y avoir de morale et d’empathie.
«Pour la fin du monde, le plus tôt serait le mieux.»
La technologie a-t-elle remplacé le spirituel qui ne trouve plus comment s’incarner dans nos vies?
Clément Camar-Mercier: C’est une évidence. Il y a eu un problème avec l’interprétation de Nietzsche. Quand il dit «Dieu est mort», il ne fallait pas du tout aller faire la fête en boîte de nuit (sourire). On s’est libéré en pensant qu’on pouvait vivre sans, supprimer toute réflexion métaphysique. On a réussi un moment à faire semblant, mais en réalité, il y avait un vide et la technologie s’est installée à une place qui lui va bien. Maintenant qu’elle a le langage, c’est la place rêvée.
Dans les échanges entre Jérémie et Eliza résonne un écho de 2001: l’odyssée de l’espace. En tant qu’auteur, vous sentez-vous menacé?
Clément Camar-Mercier: Pas du tout. Aujourd’hui, l’IA a le niveau d’un bon stagiaire. Si un jour elle produit ce que j’écris, je devrai faire autre chose, c’est sûr. Pour l’instant, elle n’est pas capable d’être aussi provocante, amorale et ironique que moi. Ce qui m’inquiète plus, c’est le rapport humain qu’on croit entretenir avec l’IA. Evidemment, 2001 est toujours là. C’est fou à quel point Kubrick avait tout vu! Les échanges entre l’ordinateur HAL 9000 et Dave, c’est le dialogue avec ChatGPT. Il y a un transhumanisme dont on ne parle pas, celui de la fusion entre un homme et une machine. C’est ce que relate le livre.