« La sorcière est le personnage de Fantasy qui correspond le plus à des récits post-MeToo »

Exit la vieille au nez crochu, la sorcière opère sa transformation, telle Dakota Johnson dans Suspiria version 2018 © DR
Elisabeth Debourse Journaliste

Son balai remisé au placard, la sorcière revient plus ou moins subtilement dans la pop culture. La formule magique de son retour tient, notamment, de la recherche de nouvelles figures post-MeToo dans la fiction.

Dakota Johnson est méconnaissable, alors que le sabbat bat son plein dans les sous-sols d’une compagnie de danse berlinoise. L’actrice a troqué son milliardaire et l’effronterie de Fifty Shades of Grey pour de longs cheveux roux, des chorégraphies diaboliques et des membres qui implosent sous la volonté de quelque puissance obscure. Dans le remake de Suspiria -une réinterprétation du film horrifique de Dario Argento sorti en 1977-, Dakota Johnson saisit sa chance de s’affranchir de la gentille trilogie BDSM tout en participant à un projet dans l’air du temps. Après Call Me by Your Name, le réalisateur Luca Guadagnino a en effet lui aussi convoqué les sorcières dans sa filmographie.

Qu’elles soient danseuse contemporaine comme dans Suspiria, adolescente semi-mortelle dans la série Les Nouvelles Aventures de Sabrina ou objet d’étude d’un essai best-seller, les sorcières semblent aujourd’hui partout.

Bien sûr, avant elles, il y a eu la méchante sorcière de l’Ouest du Magicien d’Oz, l’adorable Samantha et sa série Ma sorcière bien-aimée, la maîtresse des ténèbres Elvira ou encore l’angoissante présence du Projet Blair Witch -toutes dans des genres différents. Mais ces quelques dernières années voient la sorcière, au nez crochu ou qui frétille, prendre d’autres traits à l’écran. Ceux de femmes bien ancrées dans leur époque plutôt que dans le souvenir de la chasse aux sorcières. À l’image de Thelma par exemple, qui a donné son nom au film danois de Joachim Trier, sorti en 2017. L’histoire d’une jeune adulte qui, à peine admise à l’université et loin d’un cocon familial étouffant, se découvre des pouvoirs et une violence qu’elle ne soupçonnait pas. Plutôt que de tenter de dominer sa nature, Thelma laisse parler son instinct émancipateur. Le résultat montre une romance lesbienne ensorcelée et la disparition magique d’un père. La chaîne américaine Showtime a de son côté porté avec succès, trois saisons durant, le personnage de Vanessa Ives (Eva Green), sorcière victorienne amatrice de marijuana et ouvertement misandre, par-dessus le marché. Avant de voir disparaître quatre silhouettes dans un nuage de fumée bleue, Princess Nokia rappe quant à elle dans son album 1992 Deluxe: « C’est nous les sorcières du ghetto / On parle en langues, salopes / Tomber par terre / De la sauge sur la porte / Dis de la merde, on peut te lancer des sorts / longues extensions, ongles longs. »

Baba Yaga
Baba Yaga

La femme aux deux visages

Dans nos salles de spectacle, la sorcière Baba Yaga a pris l’apparence de la conteuse belge Anne Borlée. Alors qu’elle s’apprête à rempiler pour une nouvelle date de son spectacle à Beauraing le 16 mars prochain, elle parle d’un choix intuitif: « C’était presque viscéral. Ce conte me hantait, m’habitait depuis plusieurs années. Intuitivement, je trouvais le personnage de Baba Yaga exceptionnel. » Ici aussi, on déroule le récit d’une toute jeune fille embarquée pour une aventure initiatique, menée par une sorcière russe. « Baba Yaga fait partie de ces récits anciens, porteurs de secrets et d’énigmes. Dans certaines histoires, elle est grotesque et ridiculisée. Dans d’autres, elle est toute-puissante et salvatrice. Dans tous les cas, elle est terrible. Derrière ce personnage se cache quelque chose de très peu habituel dans notre imaginaire occidental: aujourd’hui, on n’a pas beaucoup d’images féminines aussi puissantes et ambivalentes« , explique la conteuse, cofondatrice de la Compagnie Renard Noire.

La sorcière rouge de Game of Thrones
La sorcière rouge de Game of Thrones

Après avoir longtemps été enfermée dans le corps d’une vieille femme ou de son antithèse sulfureuse, la sorcière opère sa transformation. « On est passé de la sorcière sataniste, qui vénère un homme, le diable, à une sorcière qui maîtrise les forces de la nature pour elle-même. C’est l’une des distinctions que l’on peut faire, entre l’ancienne et la nouvelle génération de fictions de sorcières« , décrypte Daniel Bonvoisin, éducateur aux médias et spécialiste des représentations dans le cinéma et les séries. Les deux propositions cohabitent pourtant toujours, comme dans un conte schizophrène. La « sorcière rouge » de Game of Thrones, Mélisandre, continue ainsi à alimenter le fantasme très « Fantasy » de la figure: chevelure écarlate, peau pâle et esprit machiavélique. « C’est aussi le personnage qu’on voit quasiment le plus nu« , ajoute l’expert en représentations. C’est que, selon Daniel Bonvoisin, la sorcière est un personnage « pratique ». Telle qu’on l’a toujours connue, tentatrice ou bassement vengeresse, c’est un rôle prêt-à-porter pour une industrie cinématographique coûteuse et qui aime donc les certitudes. « Avec elle, les producteurs prennent assez peu de risques sur le marché quant aux choix et aux investissements qu’ils vont faire. À ce titre-là, souvent, le personnage de la sorcière reste très stéréotypé: il est inscrit dans l’imaginaire depuis très longtemps et sert de figure de référence. »

Le bestiaire de l’actualité

Sauf que son retour populaire s’inscrit farouchement dans un contexte social favorable à l’émergence de figures féminines fortes. Indépendantes, vieilles ou sans progéniture, les sorcières sont en marge de ce que la société attend des femmes, explique richement la journaliste et autrice Mona Chollet dans son essai à succès paru en 2018, Sorcières: La puissance invaincue des femmes. « Quand Francis Ford Coppola a sorti Dracula, on était en pleine épidémie de sida et la référence à une figure qui mêlait sang et contamination était très claire. Le zombie, lui, était la figure de l’effondrement social. Le sujet, ce ne sont pas les zombies, mais plutôt ce que font des survivants dans un monde sans loi« , analyse Daniel Bonvoisin. « La sorcière, elle, est le personnage de Fantasy qui correspond le plus à des récits post-MeToo. Même si certaines fictions sont antérieures à ces événements, ça fait quand même cinq ou six ans qu’on est dans une ambiance favorable à une réflexion sur la place des femmes. C’est la figure idéale pour raconter des histoires d’émancipation ou de lutte pour des droits dans un univers patriarcal. Elle fait écho à la chasse aux sorcières du Moyen Âge, bien entendu, mais c’est un personnage qui correspond aussi très bien à notre époque, d’où ce revival – parti pour durer. »

Sorcière Queer, de Camille Ducellier
Sorcière Queer, de Camille Ducellier

L’apparition sur les petits écrans de Ma sorcière bien-aimée avait déjà coïncidé avec la publication de La Femme mystifiée de Betty Friedan, un essai traduit en treize langues sur la « domestication » des femmes américaines. Plusieurs livres -souvent américains, mais pas uniquement- sont depuis venus remplir les rayons des bibliothèques féministes avec des ouvrages spécifiquement consacrés à la relecture de l’Histoire, sous le prisme des sorcières: de Sorcières, sages-femmes et infirmières de Barbara Ehrenreich et Deirdre English (1973) à Rêver l’obscur de Starhawk (1982), en passant par le Guide pratique du féminisme divinatoire de Camille Ducellier (2011). Leurs autrices sont des journalistes, adepte de la wicca -un mouvement spirituel néo-païen international et reconnu- ou artiste multimédia, preuve s’il en est de la diversité des visions que le sujet rassemble. Parmi elles, Camille Ducellier a consacré une bonne partie de son travail aux sorcières à travers plusieurs documentaires et créations vidéo. Reboot Me, l’une d’elles, propose par exemple un tirage des cartes interactif et artistique. La réalisatrice française de 34 ans a redécouvert la figure de la witch dans la collection de livres de sa mère, où se trouvait la revue littéraire féministe Sorcières -disparue en 1982. « Je me suis rendu compte que ce terme a priori péjoratif, utilisé comme une insulte, pouvait avoir un sens décalé et pouvait renvoyer à des réalités très positives. »

Une obscure tendance

Camille Ducellier, mais aussi le duo Barbara Ehrenreich et Deirdre English, ainsi que la militante wiccane Starhawk ont toutes été republiées par la maison d’édition Cambourakis, dans la collection Sorcières (lire ci-dessous). Isabelle Cambourakis y a traduit de nombreux textes en lien avec la sorcellerie, l’écoféminisme, mais aussi le Black feminism ou l’altermondialisme. Ducellier, autrice du Guide pratique du féminisme divinatoire assure qu’à l’époque de la première parution de son livre -dans une autre maison d’édition-, le sujet ne semblait pas « intéresser grand monde« . « Mais je vois une énorme différence entre 2011 et 2018. Aujourd’hui, il bénéficie d’un écho plus important« , avec le grand retour populaire de la sorcière. Si Camille Ducellier s’en réjouit en partie, la tendance ne l’enchante pas totalement. « Les Nouvelles aventures de Sabrina, c’était sympathique et rigolo, mais on ne peut pas vraiment faire de parallèle avec la sorcière telle que la considèrent certains militants. Dans ce genre de format, il manque la dimension collective politique et sociale. »

Diglee
Diglee

L’illustratrice et blogueuse française Diglee -de son vrai nom Maureen Wingrove- s’est également totalement passionnée pour « l’étude des choses invisibles« . « Je voulais étudier l’Histoire du tarot, comme on peut étudier l’Histoire de l’art. Puis je me suis laissée prendre au piège« , raconte la dessinatrice qui partage son intérêt pour l’ésotérisme avec sa communauté de 47.000 followers sur Instagram. Et parce qu’elle envisage la sorcellerie avant tout comme une pratique spirituelle, elle voit d’un plutôt mauvais oeil l’engouement populaire que génère la sorcière dans la pop culture. « Pour moi, illustrer un tarot, c’est un peu un sacrilège, par exemple. C’est comme si demain, je disais que j’allais écrire ma propre version de la bible. J’ai l’impression qu’on confond le selfcare, la méditation, le yoga, le retour à la nature, avec la réelle pratique de la sorcellerie, qui pour le coup va de pair avec des croyances, de l’apprentissage, de la transmission de femmes à d’autres« , souligne-t-elle, avant d’ajouter: « Mais j’ai l’impression qu’il y a une récupération médiatique qui veut à tout prix associer féminisme et sorcellerie. Il y a pourtant plein de femmes qui pratiquent la sorcellerie depuis des années et qui n’ont aucune revendication féministe« . La réalisatrice Camille Ducellier complète: « Soit on tire la sorcière du côté ésotérique et on loupe la facette politique de la figure, soit on la considère uniquement politiquement et on rate l’embranchement avec l’ésotérique. Pour moi, la sorcière à l’écran doit surtout déranger. Il ne faut pas lui enlever ce pouvoir: elle doit rester un personnage qui nous fait peur, parce qu’il nous bouscule. »

Sorcières: la version de l’Histoire par Cambourakis

En 2013, Frédéric Cambourakis, fondateur des éditions du même nom, propose à sa soeur professeure, Isabelle, de prendre les rennes d’une nouvelle collection. Elle choisit de lui donner un nom sans équivoque, pour défendre ses luttes: Sorcières.

Comment expliquer que si peu de textes engagés aient été traduits en français auparavant?

Les premiers textes que j’ai édités parlaient d’écoféminisme, le Black feminism ou encore de la santé des femmes. Tous ces sujets ne sont pas des thématiques traditionnelles du féminisme français. Pour des raisons historiques, il n’y a pas eu d’intérêt massif dans les années 70 pour ces questions, contrairement aux États-Unis. Les milieux, les personnes, les contextes culturels n’étaient pas les mêmes.

Pourquoi avoir choisi ce nom si particulier pour la collection?

Le nom d’une collection est important: il donne l’esprit, la tonalité de ce qu’on va y publier. Sorcières est apparu assez vite. Je trouvais que c’était une figure qui parlait à tout le monde et qui dépassait largement les milieux féministes. Ensuite, bien qu’on vive un regain d’intérêt pour la sorcière, c’est un personnage qui était très présent dans le milieu militant des années 70 -la décennie sur laquelle j’ai commencé à travailler. Il y avait une idée de filiation: l’envie de s’inscrire dans cette histoire singulière entre les féministes et la sorcière.

Comment expliquez-vous le revival de cette figure?

C’est notamment lié à l’élection de Trump. Des féministes ont reconvoqué le collectif W.I.T.C.H (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell, NDLR), lui ont lancé des sorts, etc. Nous sommes dans un contexte d’inquiétude pour nos droits, mais aussi celui d’une plus libre circulation des textes. Ce retour, ça me donne l’impression qu’on est dans l’air du temps. Sorcières fait partie de ce mouvement. Mais je connais aussi les mécanismes de dépolitisation de la pop culture. Mon désir, c’est de continuer de parler de la complexité de ces sujets, de leur radicalité.

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