La dark romance selon Camille Emmanuelle: “On peut écrire des scènes érotiques sans forcément être plaquée violemment contre un mur”

Camille Emmanuelle: "Dans la dark romance, ce qui est sexy, c'est la violence, alors qu'on pourrait tout à fait offrir d'autres types d’érotisme." © Marie Rouge

Avec son roman Cucul, Camille Emmanuelle met en lumière les rouages de la dark romance, ce genre littéraire fait de riches hommes dominateurs et de frêles demoiselles en semi-détresse qui fait fureur chez les jeunes lectrices.

Camille Emmanuelle imagine une autrice bousculée dans ses convictions féministes quand elle est confrontée à sa propre créature, un milliardaire ténébreux qui sort des pages du livre, et se retrouve catapulté dans la vraie vie. Cette comédie enlevée mêle pastiche et réinvention du genre, tout en donnant à penser la façon dont les fictions forment et informent notre vision des rapports amoureux et sexuels.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous lancer dans Cucul?

Il y a une dizaine d’années, j’ai moi-même écrit de la new romance sous pseudo, un petit job alimentaire. Mais au bout d’un an, j’en ai eu marre, j’étais en pleine dissonance cognitive avec mes convictions féministes! N’empêche que tandis que j’écrivais, mes personnages m’apparaissaient et j’avais certes envie de leur donner des claques, mais aussi de leur expliquer un peu la vie. J’avais pour consigne qu’ils soient tellement stéréotypés que je me demandais ce qui se passerait s’ils surgissaient dans la vraie vie. Ces dernières années, des amis libraires m’ont parlé de la dark romance, une version plus violente de la new romance. J’avais envie d’écrire une comédie et de retourner à la fiction, je me suis dit que c’était un bon sujet.

Le livre permet de démasquer les clichés du genre.

Oui, mais sans donner de leçons. Les messages que l’on trouve dans la new et la dark romance, on les retrouve ailleurs. Adolescente, je regardais des séries américaines où la figure de l’homme dangereux, du bad boy, était le parangon de l’homme sexy. Mon héros, James, qui débarque dans la vie de son autrice, est ce type d’homme, très beau, très riche, très dominant. Et confronté au vrai monde, il va se rendre compte qu’en fait… c’est un connard.

Ce passage à la dark romance relativement récent, est-ce aussi une sorte de backlash suite à une libération de la parole? Vous expliquez qu’on est passé du mâle alpha aux tendances BDSM et au psychopathe sexy. Il y a une gradation dans la dangerosité du héros.

Oui sûrement, même s’il n’y a pas derrière une entreprise masculiniste qui se dit: tiens, on va nourrir le cerveau des jeunes filles de schémas amoureux toxiques! C’est une industrie très féminine, aussi bien au niveau des autrices que des lectrices, souvent très jeunes d’ailleurs, qui n’ont pas forcément le recul et l’esprit critique pour analyser les récits, et qui sont en quête de modèles.

© Marie Rouge

On pourrait penser que ces fictions sont un espace pour imaginer autrement la sexualité et les rapports amoureux.

C’est ce que j’ai en partie essayé de faire dans Cucul. On peut écrire des scènes érotiques sans forcément être plaquée violemment contre un mur, ou que ce soit systématiquement l’homme qui prenne l’initiative. Avec une vision plus créative de la jouissance féminine, qui ne passerait pas forcément par la pénétration masculine! Dans la dark romance, ce qui est sexy, c’est la violence, alors qu’on pourrait tout à fait offrir d’autres types d’érotisme. Ce qu’on trouve par exemple chez Sally Rooney, qui rend le consentement très érotique.

Dans la dark romance, on parle beaucoup de sexe mais rarement de la trivialité des corps.

Il n’y a que des corps parfaits, des corps qui manquent de chair. Il n’y a pas de poils, pas de vergetures, pas de cellulite, pas de transpiration, pas de sperme, pas de cyprine. C’est ce que j’appelle la sexualité photoshopée. On est loin de ce qu’a pu faire Anaïs Nin par exemple.

Ce qui ressort aussi, c’est le côté extrêmement consumériste et capitaliste de ces récits.

Oui, c’est pour cela que ça m’amusait de voir le milliardaire se retrouver sans un sou parce qu’une grande partie du pouvoir de séduction de ces héros vient de leur carte bleue, et du fait qu’ils font des cadeaux incroyables à l’héroïne. C’est très énervant, cette l’idée que les femmes ne soient que vénalité, et que l’homme utilise son pouvoir économique pour en mettre plein la vue à l’héroïne.

Marie, votre héroïne romancière, se retrouve dans une situation de Pygmalion: elle est séduite par le personnage qu’elle a créé, un renversement du mythe.

Le mythe de Pygmalion m’a marquée adolescente, la créature qui échappe à son créateur. Marie a créé ce personnage, et même si pour des raisons politiques elle le déteste, elle va le désirer puisqu’elle l’a créé en fonction de ce qu’elle imagine de sexy chez un homme. C’est une façon de parler de l’ambivalence que peut ressentir toute une génération dont je fais partie, entre nos convictions féministes et nos fantasmes érotiques.

La comédie permet de porter un regard qui n’est pas jugeant, plutôt tendre finalement.

Il était important pour moi que les lectrices de romance ne se sentent pas jugées ou agressées. C’est un phénomène dont on ne parle pas vraiment dans les médias sérieux. Il y a une sorte de mépris de classe pour ces livres et celles qui les lisent. C’est une littérature populaire, vendue en supermarché, lue par des femmes. Pourtant c’est un phénomène culturel très fort, qui vaut la peine qu’on s’y intéresse, d’autant qu’il touche nos adolescentes. Les parents ne lisent pas ce que lisent leurs ados. Ils se disent que tant qu’elles lisent, elles ne sont pas devant un écran. Mais ce serait bien de se pencher sur ce qu’elles lisent, et d’en discuter, de parler consentement, domination, objectification. Il me semble important de les prendre au sérieux, ces jeunes femmes. J’appelle ça ma stratégie de la Jument de Troie. C’est-à-dire que j’arrive l’air de rien, le bouquin est rose, il est mignon, mais j’y mets une bonne dose d’idées féministes. Récemment une lectrice de 17 ans m’a contactée pour me dire que c’était sa première lecture féministe, que ça lui avait permis de questionner les rapports homme-femme, qu’elle pensait que c’était toujours l’homme qui devait proposer le sexe sinon on passait pour une salope. Je veux aussi aller chercher ce lectorat et lui plaire. J’aime bien l’idée de m’adresser aussi à un public qui ne lit pas (encore!) Mona Chollet. J’ai une nièce qui a 18 ans, qui ne lit que de la new romance. J’ai envie de la séduire avec Cucul.

 

Cucul ***(*), de Camille Emmanuelle.

Editions Verso/Seuil, 256 pages.

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