La Cité, par Philippe Arte

Les 12 meilleurs candidats du concours de nouvelles sur le thème du Mur organisé par Le Vif et Focus ont été conviés à un atelier animé par Simon Johannin, lors de la dernière Foire du livre.

Au moment où j’ouvre les yeux je ne me rappelle pas qu’il y a eu un avant. Je ressens confusément que ce que je vis est la conséquence de quelque chose, mais quelque chose que j’ai oublié, ou qui m’a été enlevé. Est-ce anormal? Ai-je déjà expérimenté cette sensation? Impossible de le dire puisque précisément les souvenirs me font défaut. Comment juger de ma situation? Je comprends qu’il faut regarder autour de moi, m’orienter, réfléchir. C’est difficile car je ne sais même pas dans quelle position je suis couché. En même temps je réalise qu’être couché c’est déjà une situation particulière. Donc je suis étendu sur une surface dure, avec un côté de mon corps en contact avec celle-ci et l’autre côté libre de mouvement, donc au-dessus. Tout cela me semble assez naturel. Quelle est la question suivante? Ah. Où suis-je?

Je me revois brièvement au soleil, comme dans un rêve, il y a de l’eau tout autour. Je suis sur un bateau, mon bateau. Enfin, il s’agit plutôt d’un radeau mais bien sûr comme tout le monde je préfère en parler comme d’un bateau. En tout cas je suis au sec, plus ou moins, sauf mes mains éclaboussées par l’eau salée au gré du vent et de la houle alors que je plonge ma rame sous la surface. Il faut ramer un peu car il n’y a pas beaucoup de vent et le courant pourrait me ramener vers la côte. Dans le bateau à côté de moi, entre un fût qui sert de flotteur et une vieille malle où sont rangés quelques outils il y a un filet en mauvais état que l’on déploie dans l’eau quand on est assez loin des immeubles. Ah oui, et sur le fût il y a Lukas qui rame aussi, sans rien dire. Il n’y a rien à dire, la journée est assez belle, nous allons pêcher, tout simplement.

Mon bras me fait mal. Bien sûr il est coincé sous moi contre cette surface dure et froide alors quoi de plus normal? J’aimerais changer de position mais c’est difficile, ou plutôt je n’ose pas. Là pour l’instant la douleur est modérée mais bouger pourrait empirer les choses. Je ne sens plus mes doigts. Peut-être que je suis blessé, que mon bras est cassé? Rien ne m’empêche d’ouvrir les yeux. Mon oeil droit est tout contre la pierre et ne voit rien. Un peu de clarté mais pas d’image. De l’oeil gauche, je perçois de l’espace, du vide, de la distance. Mieux: une ville! Des bâtiments, des rues, quelques arbres.

Le vent forcit un peu une fois que l’on s’éloigne des bâtiments, et la voile se tend. « Voile » est un bien grand mot pour quelques mètres carrés de tissu, mais techniquement c’est bien une voile, et en l’orientant convenablement ça fonctionne assez bien. Plus besoin de ramer maintenant, on n’avance pas vite mais on avance. En fait on n’a pas besoin d’aller très loin, ce qui nous arrange. C’est le moment où on peut se relâcher un peu, les mains appuyées sur le bord, les yeux mi-clos, les jambes reposant de côté.

Ça ne ressemble pas à la Cité. Les bâtiments sont plus hauts, plus serrés, et en meilleur état. Je n’ai pas besoin de ça pour savoir que j’ai devant moi les Quartiers. Je peux le dire rien qu’à la position du soleil. Donc la Cité est derrière moi. Qu’est-ce que je fais là exactement? Sans réfléchir je me retourne à moitié et je me redresse un peu. Je suis étendu sur le Mur et je vois une bonne partie de la Cité. La Cité est souvent envahie par les eaux mais là c’est le désastre. On ne voit plus le bord de mer là-bas, les rues sont comme des rivières encombrées de débris, des fenêtres béantes laissent voir des intérieurs sombres. Mon estomac se serre. Que sont devenus les autres? Ont-ils eu le temps de se mettre à l’abri?

On ferait mieux de rentrer dit Lukas. En effet, si la première partie de notre journée de pêche a été plutôt tranquille, le vent s’est maintenant levé et la température a baissé d’un coup. Le ciel s’est assombri. Je regarde autour de moi, les bâtiments de la Cité apparaissent et disparaissent derrières des collines d’eau. Heureusement le vent souffle vers la côte, comme c’est généralement le cas en cette saison, et la mer monte ce qui nous est favorable. Je suis quand même inquiet car notre embarcation est plutôt fragile, et notre voile tendue à l’extrême semble plus vouloir la secouer que la faire avancer.

Quand la digue a été construite qui sépare maintenant la Cité des Quartiers, il était bien entendu que toute la partie basse de la ville serait évacuée et les habitants relogés ailleurs. Les bâtiments laissés à l’abandon ont toutefois rapidement trouvé preneur et attiré ceux qui n’avaient guère d’autre solution, trop contents de trouver là des logements certes sans électricité mais gratuits. Les inondations occasionnelles étaient un moindre mal, c’était « un peu comme à Venise » comme nous disions parfois. La Cité est rapidement tombée dans l’oubli, les programmes officiels étant tous orientés vers la protection et l’aménagement des Quartiers. Au fil du temps la digue des uns est devenue le Mur des autres.

Je rame avec énergie, surtout pour essayer de garder le cap. La mer est comme furieuse maintenant, blanche d’écume, et nous sommes ballotés brutalement. Lukas déploie les mêmes efforts de son côté et tous deux nous avons fort à faire pour ne pas passer par-dessus bord. À mesure que l’on se rapproche de la côte les vagues se font plus abruptes et je ne me fais pas trop d’illusions: bientôt nous serons dans cette zone où les vagues déferlent et nous serons submergés. Alors nous perdrons le contrôle et il nous faudra tenter de surnager et espérer que le vent et la marée nous ramèneront au rivage.

Assis sur le Mur je parcours encore la Cité des yeux. Le vent est toujours fort, mais l’eau ne monte plus. Ce n’est pas la première tempête de l’année mais certainement la plus puissante. Depuis des années, la digue est régulièrement renforcée et modifiée, les plans initiaux ayant rapidement montré leurs limites. Je sais où je suis, cette portion du Mur a été relevée récemment donc là je dois être à quatre bons mètres du sol côté Cité. Où est Lukas? Que lui est-il arrivé?

L’air est maintenant comme une masse solide qui force la mer à prendre des formes impossibles. La voile s’arrache sans qu’on puisse en percevoir le bruit, le mât se brise, disloquant en même temps la structure de notre embarcation et pendant de longues secondes mes sensations disjointes ne forment plus de réalité intelligible. Je serre frénétiquement contre moi le morceau du bateau sur lequel j’étais assis, pitoyable assemblage de bois et de mousse isolante sans lequel je disparaîtrais sous l’écume. La force du vent est terrifiante, j’ai l’impression d’être emporté dans un torrent sauvage, roulant sur moi-même, suffoquant à moitié, ne saisissant que des bribes du décor qui file à toute vitesse. Je passe entre les deux immeubles qui naguère marquaient l’entrée du petit port, scène surréaliste, absurde, impensable. Le cheval fou qui m’emporte plonge, tourne, me renverse, puis repart de plus belle. Dans un éclair je vois passer la façade de la vieille église puis une main gigantesque nous soulève, moi, mon cheval, et toute cette portion d’univers et s’immobilise comme prenant le temps de la réflexion, s’accordant quelques secondes pour décider de mon sort, me regardant sans doute avec mépris, ou peut-être avec surprise? L’Être a choisi et me jette avec fracas au sommet du Mur, dispersant les restes de mon radeau sur les pierres, me laissant coincé contre un rebord en ciment, pantelant, étourdi.

Je me retourne du côté des Quartiers. En fait il y a quelque chose de bizarre par-là que je ne comprends pas tout de suite. Il fait trop calme, on ne voit ni véhicules, ni passants. La tempête doit y être pour quelque chose. Je me lève et me mets debout, dos au vent, mon bras douloureux maintenu contre mon corps de l’autre main. Le soleil de cette fin d’après-midi est descendu sous les nuages encore gris et essaie de s’imposer. Je me tourne vers l’ouest et je dois plisser les yeux tellement la lumière est éclatante. Et soudain je réalise. Il n’y a pas que le soleil qui brille, il y a aussi les rues et les jardins! De l’eau, de l’eau partout, comme un métal liquide qui a tout envahi et qui reflète la lumière du couchant. Quelque part, sur une portion du front érigé à grand-peine pour le contenir, l’océan a aujourd’hui remporté une victoire magistrale.

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