Jérémie Moreau, un des grands talents de sa génération, creuse sa veine philosophique dans un envoûtant recueil de contes animaliers.
Le nouvel album de Jérémie Moreau (La Saga de Grimr, Fauve d’or au festival d’Angoulême il y a deux ans) s’ouvre sur une grande et belle planche muette. On y voit une montagne, un buffle et un varan. Le buffle pousse la montagne -« C’est ma mission, déplacer l’île. En poussant je la déplace. En la déplaçant je la sauve« -, mais le varan mord le buffle -« Comment ça qu’est ce que je fais? J’ai faim… Je mords« – et l’empoisonne. Le coeur brisé, le varan enterre le buffle, au grand dam des vautours, car « ce buffle-là, personne ne le mangera« . Dans les contes qui suivront cette première histoire, jusqu’à nous mener à ce Discours de la panthère qui les fusionnera tous, le lecteur curieux, tout aussi désorienté qu’hypnotisé par les images de Moreau, croisera une autruche qui se croyait laide, un étourneau qui avait soif de liberté, un bernard-l’hermite en quête de la bonne coque, un petit singe en deuil et un éléphanteau dernier berceau de la mémoire du monde. Une mémoire d’éléphant qui se laisse distraire par une souris -laquelle lui explique que le monde est né « d’un fromage qui explose« , comme toute souris le sait depuis toujours. Une kyrielle d’animaux, tous là pour remettre l’Homme à sa place -sans jamais le montrer.
Nature et expérimentations
Depuis que le grand public l’a découvert en 2012 avec Le Singe de Hartlepool, sur un scénario de Wilfrid Lupano, Jérémie Moreau brille en solo par son originalité, son audace et son goût à chaque album plus prononcé pour les contes philosophiques voire telluriques, et les récits qui lui permettent de « dessiner les forces invisibles« . Ce besoin de fouiller les questions les plus existentielles -qui suis-je, où vais-je et dans quel état j’erre?- prend donc cette fois l’apparence de contes animaliers, de fait profondément nourris par ses lectures d’ethnologues et de philosophes comme Claude Levi-Strauss, Philippe Descola ou Baptiste Morizot qui, pour le dire très vite, ont complètement repensé le concept même de Nature, et donc la place de l’Homme dans celle-ci, niant toute hiérarchie: « Le jour où l’on sortira les corps de la chaîne du vivant, où l’on bâtira des palais aux morts glorieux, où l’on vengera les morts auxquels on s’identifie, où l’on cachera les morts gênants… Le monde sera perdu« . Ainsi s’expriment la panthère et Jérémie Moreau, dans un beau livre sur papier Munken qui n’a heureusement pas oublié d’être avant tout graphique, l’auteur osant là aussi toutes les expérimentations, même les plus improbables, de l’aérographe à l’abstraction. Un album déroutant de prime abord, hypnotisant tout du long, et au final sans aucun doute incontournable.
Le Discours de la panthère, de Jérémie Moreau, éditions 2024, 108 pages. ****
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