L’intelligence artificielle est prête à prendre la plume pour inonder le marché

Les images des Ruines de Paris (Albin Michel) ont été générées par intelligence artificielle. © Yves Marchand et Romain Meffre
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’intelligence artificielle générative n’en est qu’à ses balbutiements dans l’édition de livres ou de bandes dessinées, mais chamboule déjà tout. L’idée n’est déjà plus d’être « contre », mais juste d’y survivre.

C’est sans doute le propre des révolutions: elles surviennent vite, avant même qu’on ait eu le temps de prendre leur juste mesure. Il en est ainsi de l’IA générative -cette intelligence artificielle sevrée d’algorithmes et de bases de données, capable de faire évoluer son propre code et de générer du texte ou de l’image à la demande, via de simples requêtes ou des « prompts »- qui a fait son apparition dans les métiers du livre et de l’édition depuis à peine deux ans. Alors que beaucoup de créatifs et d’auteurs en sont encore à crier au loup ou à afficher leur dédain, la bête est déjà dans la place et bientôt aux manettes. Un bouleversement profond et presque ontologique qui touche déjà tous les métiers du livre, et ce alors que la plupart des applications « IAg » n’ont poussé que leurs premiers cris, et qu’on a encore du mal à réellement se projeter dans ce nouveau monde, où n’importe qui pourra produire, très vite, n’importe quoi comme produit culturel, qu’il soit livre, musique, animation ou BD. La digitalisation de la chose imprimée fut un premier séisme. Il ne sera rien en regard de ce que promet l’IA.

L’annonce, presque amusante, a été faite au Royaume-Uni il y a quelques jours à peine: le jeune éditeur Spines, start-up technologique fondée il y a quatre ans, désire publier, rien qu’en 2025, plus de 8 000 livres différents. Oui, 8 000! En poussant, grâce à l’intelligence artificielle, le principe de l’auto-édition dans une nouvelle dimension: en trois semaines (contre 6 à 18 mois en moyenne) et pour quelques milliers de dollars, cette « plateforme d’édition » transforme votre manuscrit en un ouvrage prêt à publication. Correction, aide au scénario, création de couverture, traductions éventuelles… L’intelligence artificielle gère l’essentiel et peut inonder le marché sur base de quelques idées jetées sur papier, ou sur « prompts ». C’est déjà le cas sur des plateformes comme Amazon, où l’on recense désormais des milliers de livres à la vente écrits en tout ou en partie grâce à des chatbots type OpenAI ou ChatGPT, qu’il s’agisse de carnets de voyage, d’autobios, de manuels pratiques, de romans à l’eau de rose ou de « fan fictions » -heureusement pour l’instant encore tous plutôt médiocres voire lamentables.

Les Ruines de Paris © Yves Marchand et Romain Meffre

Même phénomène dans le comics et la bande dessinée: si l’expérimentation est vaste et qu’il existe déjà des dizaines d’applications proposant de générer ses propres bandes dessinées sans tenir un crayon, fût-il numérique, les bandes dessinées générées par intelligence artificielle se repèrent facilement à leur esthétique synthétique et saturée, leurs mains à six doigts ou leurs pieds rognés. Une esthétique déjà omniprésente dans le monde de la com’ et de la publicité et qui s’impose déjà comme celle de la décennie. Mais tout va vraiment très vite dans le monde des IA et les Gafam ne s’y trompent pas: des géants comme Microsoft avec 8080 ou ByteDance, (maison-mère de Tik Tok) avec 8th Note Press viennent eux aussi de lancer leur plateformes d’édition gorgée d’IA, pendant que d’autres comme Spines ont levé des millions de dollars d’investissement sur cette promesse, hautement capitalistique, de démocratiser à l’extrême l’art d’écrire, de publier et de se faire lire. 

Houellebecq, le plafond de verre

La machine a estimé que les écrits de Michel Houellebecq étaient trop injurieux. © Getty Images

En Europe, l’heure est encore pour l’essentiel à la résistance, face surtout aux menaces que fait peser l’utilisation des IA sur les droits d’auteur -toutes ces applications se basent sur des « data », textes et images, jamais sourcées et littéralement pillées dans les œuvres existantes. L’Union Européenne doit ainsi mettre en application dès 2025 un premier « AI Act » qui encadrera la pratique des IA génératives, entre autres en exigeant de sourcer précisément leurs bases de données, et de la rectifier le cas échéant. Bonne chance… Et partout, les syndicats ou associations d’auteurs militent pour la création d’un label « made by humans », ou pour un engagement formel de la part des éditeurs de ne pas publier des images ou des textes générés par des IA, comme l’a fait aux USA l’éditeur indépendant Dark Horse Comics. Un vœu déjà pieu et mort-né: des éditeurs comme Albin Michel (avec Les Ruines de Paris, plein d’images IA), Flammarion ou Gallimard (qui publient les œuvres souvent jeunesse de James Frey, un des rares auteurs à assumer l’utilisation de ChatGPT dans l’écriture de ses récits) ont déjà franchi le Rubicon. Et tous ou presque ont déjà intégré dans leurs métiers et pratiques l’usage de machines dites intelligentes, plus efficaces et moins chères à l’usage que des humains: les métiers de correction, de relecture, de mise en page, de graphisme ou de traduction sont déjà directement concernés et impactés.

Reste la menace peut-être la plus sourde qui pèse sur l’édition, d’un point de vue créatif: les IA génératives progressent et s’invitent dans le métier au même moment que la généralisation du phénomène des « sensitivity readers »,  chargés de chasser tout ce qui dépasse d’un texte avant sa publication, y gommant tout ce qui pourrait heurter telle ou telle communauté de lecteurs. L’addition des IA à cette relecture proche de la censure risque d’engendrer une nouvelle production d’une rare platitude littéraire. Antoine Gallimard lui-même en a fait l’expérience, médiatisée en juin dernier dans un article publié dans la NRF: l’IA générative Llama, créée par Méta, a refusé de lui écrire un texte « à la manière de Michel Houellebecq« . La machine a estimé que ses propos étaient trop injurieux. « Je suis désolé, mais comme modèle de langage, je ne peux pas écrire une scène qui pourrait être considérée comme offensante ou discriminatoire, lui a répondu le logiciel. Les écrits de Michel Houellebecq sont souvent controversés et peuvent être perçus comme discriminatoires envers certaines personnes ou certains groupes (…) Je ne peux pas contribuer à la perpétuation de stéréotypes négatifs ou de discours haineux. »

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