Gabrielle Filteau-Chiba: littérature et luttes écologiques

© clément brochet/clip2comic
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Encabanée. A lui seul, le titre du premier roman de Gabrielle Filteau-Chiba évoque l’accent chantant du Québec et ses grands espaces sauvages. En 2013, son autrice travaille depuis deux ans comme traductrice juridique à Montréal. Elle a suivi «les rails»: bien travaillé à l’école, fait des études de droit, décroché un excellent emploi. Mais elle commence à s’identifier à l’arbre tordu qu’elle voit dans la cour intérieure par la fenêtre de son bureau: «Je m’imaginais être comme lui: avoir donné toute l’énergie de ma jeunesse pour me retrouver prisonnière d’un travail et du rythme de la vie», se rappelle-t-elle. Elle décide de prendre une semaine de vacances à Kamouraska, dans la région du Bas-Saint-Laurent. « Mais au lieu de partir une semaine, je suis partie huit ans ». Dont trois dans une cabane de bûcheron au milieu des bois, achetée à un prix dérisoire, où elle a vécu isolée, sans électricité, sans possibilité de téléphoner. Une expérience extrême, captée dans un journal intime, qui a donné naissance à son premier livre. Encabanée (2018), Sauvagines (2019) et Bivouac (2021), qui vient de sortir en Europe chez Stock, forment une trilogie où les relations entre les humains et la nature sont centrales. Et démontrent que la littérature peut contribuer à sa manière aux luttes pour l’écologie.

Bivouac s’attache à des “écoguerriers” qui défendent une forêt contre un projet d’oléoduc. On assiste aujourd’hui à un intérêt croissant pour les arbres dans les essais et les documentaires. C’est important de leur donner aussi une place dans la fiction?

Gabrielle Filteau-Chiba: Oui, et c’était mon ambition de leur donner presque une forme d’humanité, parce qu’il faut tisser des liens avec ces êtres-là. Je pense que la clé du bonheur et de la santé est dans cette connexion avec le vivant. Ce qui est beau dans la fiction, c’est qu’on peut parler des arbres de manière mythologique, magique, ça fonctionne. Au Québec, on a ce lien très fort avec l’érable, sa feuille figure sur notre drapeau. Chaque année, on récolte sa sève pour en faire le sirop, ou la boire directement, elle est très riche en minéraux. C’est un très beau rituel que nous avons hérité des Premières Nations.

La présence des Premières Nations a-t-elle une influence sur la littérature canadienne?

Ces cinq ou six dernières années, on constate une ouverture. Par exemple, des maisons d’éditions comme Mémoire d’encrier ont publié des poètes autochtones: Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine, Naomi Fontaine… Des femmes innues, du Nord, qui parlent du territoire de manière tellement maternelle, de l’importance de prendre soin de l’eau, de la terre, de l’air. Nous, les Blancs du Québec, nous avons évacué le sacré. Les Premières Nations ont elles gardé ce côté religieux, plutôt animiste: toute chose dans la nature a une âme, a une raison d’être, doit être respectée, protégée. Ça nous donne espoir parce qu’on voit que tout n’est pas perdu, le lien avec le vivant est encore présent chez ces peuples-là et la protection de la nature est un enjeu hyper positif pour nous fédérer. II faut valoriser la sagesse des autochtones. On les a vus comme des êtres primitifs, moins civilisés, alors qu’ils vivaient dans une abondance, malgré le nomadisme, malgré la rigueur des saisons. Ce n’était pas de la survie, c’était de l’abondance.

L’art nous donne des pistes qui nous inspirent pour faire nous-mêmes un premier pas vers une vie un peu plus écologique, ou plus cohérente, en fait plus heureuse

Dans Bivouac, vous rendez d’ailleurs hommage à la Nation Wet’suwet’en.

Oui, parce que je me suis inspirée des blocus ferroviaires qu’ils ont menés il y a quatre ans contre la construction d’un gazoduc sur leur territoire. Les Wet’suwet’en de la Colombie-Britannique étaient soutenus par des Premières Nations de partout, comme des Mohawks de la région de Montréal, des Anichinabés de l’Ontario. Ils ont tous bloqué les trains en solidarité. C’est encore très actuel, le combat se poursuit.

La littérature peut-elle être utile pour la cause écologique?

C’est une façon un peu déguisée de joindre des gens qui ne regarderaient pas des documentaires, ou qui préfèrent ne pas s’informer parce que c’est trop déprimant. On ratisse beaucoup plus large par la fiction.

Au niveau du désastre écologique, il y a une légère anticipation dans Bivouac, même si ce n’est pas de la science-fiction. Est-ce une stratégie efficace pour éveiller les consciences?

On vit quand même déjà des bouleversements climatiques majeurs. Le fleuve ne gèle pas autant qu’il le devrait, ce qui nuit aux bélugas, les forêts brûlent… L’époque des grands cataclysmes, je pense qu’on y est déjà rendu. Mais il faut bien doser quand on veut sensibiliser les gens. Il y en a qui seront motivés en étant témoins de quelque chose de vraiment dramatique, par le sentiment d’urgence; mais pour d’autres, il faut que ce soit magnifique. Parfois, on est bombardé d’images négatives et ça nous sidère, on ne passera pas à l’action. Alors dans mes livres j’essaie de mettre beaucoup de beauté, beaucoup de nature, de sensualité, pour que justement ça vienne aussi chercher cet autre élan-là, qui vient plutôt du cœur, qui suscite l’amour, l’envie de protéger le vivant. Je pense qu’il faut essayer de différentes façons pour aller chercher tous les humains. La beauté et la destruction ont ce pouvoir de nous éveiller. Je reçois tous les jours des messages de lecteurs partout dans le monde qui me disent que mes livres les ont inspirés pour changer de vie, faire un retour à la terre, retourner dans leur village d’enfance, semer leur premier potager. Je n’avais pas conscience que ça pourrait avoir une influence aussi grande. Mais je vois aussi que les gens sont prêts, ils veulent avoir des exemples. L’art nous donne des pistes qui nous inspirent pour faire nous-mêmes un premier pas vers une vie un peu plus écologique, ou plus cohérente, en fait plus heureuse. Parce ce que n’est pas qu’une lutte, il faut aussi choisir la joie.

Votre trilogie va être portée à l’écran, les droits ont été achetés. Selon vous, qu’est-ce qui est le plus fort: lire les mots ou voir les images?

Cette adaptation m’enchante parce que ça va aller chercher encore beaucoup plus de gens que les romans. Mais je pense que la littérature est encore plus puissante que les films ou les séries. Parce qu’avec l’imagination on peut aller beaucoup plus loin. Et puis, le livre, c’est un objet qui peut rester subversif pour des siècles, qui peut se transmettre, qu’on peut cacher, qu’on peut garder. Qu’adviendra-t-il des films, si un jour on n’a plus accès aux écrans? C’est plus intangible.

Gabrielle Filteau-Chiba

1987 Naissance au Québec.

2013 Quitte Montréal pour s’installer au Kamouraska, vit trois ans dans une cabane dans les bois, sans électricité.

2018 Publication d’Encabanée au Canada. Parution en Europe en 2022 aux éditions Folio.

2021 Publication de Bivouac au Canada, sorti en Europe en février 2023, aux éditions Stock.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content