Foire du livre: la leçon de morale d’Adam Thirlwell

Adam Thirlwell: "Il y a quelque chose de profondément immoral à la base de tout roman." © Patrice Normand
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Trublion pop de la jeune littérature british, l’élève surdoué Adam Thirlwell revient avec Candide et lubrique, un roman-monologue débridé qui trouverait son inspiration tragi-comique autant chez Proust que dans les B movies. L’un des invités de l’imminente Foire du livre de Bruxelles.

« Ce qui m’a toujours desservi, c’est mon visage, car non seulement c’est l’un des plus juvéniles que vous ayez jamais vus, mais il est en plus tellement remuant et vulnérable qu’il se trahit constamment. » Pas de doute: Adam Thirlwell s’est glissé à la page 137 de son dernier roman façon caméo hitchcockien. C’est une évidence quand on l’aperçoit tapant frénétiquement sur son smartphone au fond du restaurant londonien où il a donné rendez-vous. Difficile de croire que cette silhouette de lutin gracile en T-shirt cartoon et sneakers approche la quarantaine. Les séquelles d’un titre, peut-être: Adam Thirlwell est l’un des seuls écrivains à avoir décroché, à dix ans d’écart et à deux reprises, l’étiquette de Best of Young British Novelists de la prestigieuse revue Granta. Chaudement recommandé par Milan Kundera, ami intime des New-Yorkais Zadie Smith et Jeffrey Eugenides, et bientôt invité par Frédéric Beigbeder à la Foire du livre de Bruxelles le 20 février prochain(1), le Londonien polyglotte (il a notamment appris le français dans Nadja de Breton et le journal de Stendhal) cultive une approche totale et joyeusement déconcertante de la littérature. Erudite et ludique, universitaire et geek, sa pratique s’accommode de tous les paradoxes, comme en témoignait récemment son essai romanesque sur la traduction littéraire (Le Livre multiple). Après ses romans Politique (inspiration pour Christophe Honoré dans Les Chansons d’amour) et L’Evasion, Adam Thirlwell revient avec Candide et lubrique, ébouriffant troisième dans lequel un narrateur s’empare de la page pour ne plus la lâcher, le temps d’une jouissive spirale verbale et pop philosophique. Soit les confessions facétieuses et spirituelles, quelque part entre Woody Allen et Thomas de Quincey, d’un trentenaire un peu détestable -utopique, innocent, amoral- que la soif d’aventures mène, le long d’une dérivation foutraque pleine à ras bord de théories générationnelles délicieusement définitives et caustiques, à une « balade meurtrière » -orgies, drogues et braquage de salon de manucure avec pistolet… à eau. L’occasion, pour Thirlwell, de réviser l’art du roman à l’aune de principes éthiques plastiques, et de questionner joyeusement les postures d’une époque, la nôtre, où la corruption morale est inévitable, les smartphones obsédants et l’amour étonnamment collectif. Explications en avant-première, devant deux small plates, l’une à base de choux fleurs, l’autre de saumon. « Il faut croire que je ne suis pas très moral« , s’excuse en riant ce végétarien qui pratique régulièrement le poisson cru.

Votre roman dévide les confessions d’un narrateur en plein ego-trip. Comment avez-vous trouvé sa voix?

Au départ, il s’agissait d’une pure expérience de style: suivre une voix que j’entendais, et qui aurait pu surgir d’une conversation contemporaine -de celles qui se tiennent en ce moment même aux autres tables de ce restaurant par exemple. Mais très vite, un côté psychologique est venu se greffer. Vous savez, j’aime beaucoup le fantasme de Flaubert d’un livre sur rien, c’est-à-dire d’un livre qui reposerait entièrement sur son style, mais ce n’est pas possible, parce que les recherches esthétiques ont toujours aussi une valeur existentielle. J’ai donc commencé avec cette scène où le héros se réveille dans un motel, avec sa maîtresse sans doute morte à côté de lui -sa meilleure amie, avec qui il vient de tromper sa femme. Au départ, je n’avais pas l’idée d’accélérer les choses comme je le fais ensuite, avec la drogue, les orgies, le braquage et tout le reste. Mais force est de constater que tout en allant, je rajoutais de l’immoralité par couches successives. Mon narrateur est ce qu’on appelle un unreliable narrator: un narrateur peu fiable, suspect. Le lecteur est amené à suivre ses raisonnements, et ses conclusions insensées, sans qu’il soit toujours aisé pour lui de distinguer à quel moment il est juste philosophe, et à quel moment il bascule dans la psychopathie. Les réflexions qu’il mène sont à la fois absolument justes et absolument terribles, et cette combinaison m’amusait beaucoup. Je voulais une structure qui puisse corrompre le lecteur.

Candide et lubrique est un roman dont l’intrigue avance moins à coups de grandes scènes que par le flot de la réflexion de son héros. Qui de l’action ou de la pensée est au service de l’autre?

Foire du livre: la leçon de morale d'Adam Thirlwell
© Éditions de l’Olivier

Mon héros dit quelque part que s’il était un super-héros, il serait un super-héros de la pensée. J’aimais l’idée que ce roman soit aussi un essai, ce qui était déjà le cas, mais en proportions exactement inversées, du Livre multiple, essai romanesque sur la traduction. En Angleterre, la tradition est aux structures réalistes, et l’action dirige forcément le roman. Mais moi j’ai toujours aimé les grands romanciers d’Europe centrale -Kundera, Gombrowicz, Musil. Pour moi, la vraie action réside avant tout dans la pensée.

Après Le Livre multiple, vous faites l’histoire d’un héros qui cherche à habiter différents univers simultanément. Pourquoi cette question de la multiplicité vous fascine-t-elle tant?

Tout le monde a un jour voulu changer complètement de vie, ne serait-ce qu’un moment, ne serait-ce que le temps de deux minutes. Mais cette vision des autres vies possibles, infinies, illimitées, est en moi quotidiennement en tant qu’écrivain -déjà parce que si vos livres sont traduits, vous êtes forcé de vous habituer à l’idée que ce que vous créez va avoir une vie qui vous échappera dans une autre langue, que votre livre va être en quelque sorte multiplié. Ce qui est une idée franchement terrifiante. Et puis l’alternance entre le moi profond et le moi social est au coeur de la littérature: pour lire et écrire, le lecteur comme l’écrivain doivent faire place à un soi différent de celui qui évolue dans le monde. C’est une des lignes poursuivies par Proust dans La Recherche. Dans Candide et lubrique, j’ai travaillé ce décalage entre le cerveau très civilisé, très linguistique du narrateur, et les actes insensés qu’il se met à poser tout à coup. Je voulais analyser les façons dont quelqu’un peut se diviser, et se perdre aussi. C’est pourquoi Candide et lubrique est officiellement un plagiat de Proust -ou sa version bande dessinée (sourire).

Mais la littérature ne vient-elle pas contredire ce fantasme de la multiplicité: ce qui est écrit et inventé niant de fait ce qui aurait pu l’être -et autrement?

Complètement. C’est pourquoi la biographie m’intéresse en tant que genre littéraire, parce qu’une biographie ne pourra jamais être définitive: elle en appellera forcément d’autres, elle contient en puissance des variations -toutes les autres versions possibles. Un roman est au contraire nécessairement figé parce qu’il ne correspond pas au réel. Et ce côté absolu de la fiction m’angoisse un peu. C’est pour cette raison que j’introduis toujours de tels narrateurs dans mes livres -des narrateurs très bavards, qui interviennent constamment dans l’histoire et multiplient les adresses au lecteur. C’est un espace qui permet une marge de manoeuvre, au romancier et au lecteur. Mais cela crée aussi de la tristesse, et mes narrateurs sont un peu pathétiques si on y pense, parce que leur désir de parler en direct au lecteur ne réussira jamais, c’est un horizon qui n’en finit pas de se dérober. Il y a quelque chose de profondément spectral dans l’échange entre romancier et lecteur.

Adam Thirlwell
Adam Thirlwell© Samuel Fischer

Pourquoi avoir choisi l’amour, et le couple, comme laboratoire de la multiplicité?

Pour mon personnage, la splendeur véritable se révèle dans le maintien du plus grand nombre de relations possible. C’est la seule signification qu’il donne à l’utopie. Mon roman pose ces questions: l’amour est-il à poursuivre dans le couple, ou dans les liaisons multiples? Est-il possible de se limiter? Et d’ailleurs le couple est-il une forme de limitation ou au contraire d’efflorescence? Est-ce que la fidélité a du sens si on est soi-même multiple? Mon narrateur dit à un moment que le mariage est la plus grande des énigmes morales: cela rejoint George Eliot (romancière britannique, auteure de Middlemarch, NDLR), qui disait que chaque mariage cache une Iliade:une authentique épopée. Elle avait la conviction que le terrain domestique peut nourrir de grands romans. Quant à moi, j’ai beaucoup de sympathie pour l’idée qu’on ne puisse pas diviser les choses entre un monde privé, qui serait absolument sans aventures, et un monde public, où les choses se passeraient. J’aime que mes livres viennent questionner la notion d’événement. Pour moi, un événement peut être une chose énorme tout autant que minuscule. Dans Candide et lubrique, je mets en scène des personnages que rien ne choque. Ils se livrent à une orgie à un moment donné, et c’est une scène dont je voulais précisément qu’elle ne soit pas pornographique, ou excitante, mais profondément naturelle, presque banale. Une orgie absolument distraite et ennuyeuse. Ça m’intéresse beaucoup de banaliser des fantasmes.

Que vous permet cette collision de candeur et de débauche, littérairement parlant?

Vous savez, la révolution réaliste ou moderniste en littérature voulait étendre le champ des sujets possibles pour le roman. Mais on ne peut plus rien ajouter en termes de sujets aujourd’hui: les confessions, c’est ultra désuet. Tout a été fait, et on peut dire n’importe quoi en 2016 -plus rien ne choque. Je pense par contre que c’est du côté du temps qu’on peut faire avancer la narration aujourd’hui, que c’est sur ce plan qu’elle peut conserver un potentiel provoquant, choquant: étendre le champ des temps possibles. En écrivant Candide et lubrique, je lisais beaucoup les carnets de Baudelaire. Baudelaire est un être à la fois classique et gothique, un grand sentimental mais absolument désabusé, et je trouvais exactement dans ce mélange le temps que je voulais pour mon roman. J’utilise « Lurid » et « cupid », qui sont des adjectifs esthétiques de B movies, pour dire ce va-et-vient entre mélodrame et innocence, sensationnel et mignon dans un même roman. La désillusion et l’illusion. L’exercice était pour moi de voir s’il s’agissait de deux aspects d’une même expérience du monde.

Votre héros fait de nombreuses théories sur ce que les messageries instantanées sont en train de changer dans les relations aux autres et à soi. Comment la littérature peut-elle penser ces bouleversements?

Je ne sais pas si les nouvelles technologies changent quelque chose à un niveau si existentiel. Ça intensifie quelque chose qui est là depuis des siècles, ça l’accélère. Autrefois, j’aurais été angoissé si j’avais dû attendre une lettre trois mois, maintenant je panique si je n’ai pas reçu de message depuis trois minutes (sourire). Pour répondre à votre question, je crois qu’on doit penser la construction d’un roman à la fois politiquement et esthétiquement -car les deux sont intimement liés. Comment faire un lien concret entre la structure de la société et une oeuvre? Si l’époque est à la distraction généralisée et aux messageries instantanées, je dois en tant que romancier construire mon roman contre ça. L’échec, ce serait pour moi d’écrire aujourd’hui un roman trop réaliste, certain de ses codes. Il s’agit au contraire d’avertir le lecteur que le roman est un jeu qu’on va jouer ensemble, et de le lui rappeler constamment. C’est la seule action qui soit possible pour le roman: forcer une compréhension mutuelle entre le livre et le lecteur. C’est une absorption dans laquelle je place tous mes espoirs: le temps d’un instant, on est dans la nécessité et dans le superflu en même temps. Un pur moment d’utopie.

Dans un entretien à la Paris Review, vous citez De l’assassinat considéré comme l’un des Beaux-Arts de Thomas de Quincey comme l’une des inspirations de Candide et lubrique. En quoi votre roman est-il une réécriture de cet essai noir du XIXe siècle?

Thomas de Quincey (auteur des Confessions d’un mangeur d’opium, NDLR) représente tout ce que j’adore: cette tradition d’une prose anglaise malicieuse et érudite. De l’assassinat considéré comme l’un des Beaux-Arts est un essai très nietzschéen. Il vient poser une question fascinante: peut-on voir les meurtres comme des manifestations esthétiques? Peut-on esthétiser la vie, jusqu’aux crimes, ou est-ce un crime d’esthétiser la vie? Qui, de la souffrance ou du style, doit l’emporter? De Quincey, c’est du pré-Tarantino, parce que pour lui, la violence n’est qu’une occasion potentielle pour le style de s’exprimer, mais il va plus loin que Tarantino, parce qu’il traite de meurtres réels. Cette lutte entre esthétique et morale est à la base de mon livre: je voulais maintenir les deux en même temps. Je pense tout simplement qu’il y a quelque chose de profondément immoral à la base de tout roman, parce qu’on cherche à y faire quelque chose de léger des sujets les plus graves. Il y a ce mot de Jean-Luc Godard que j’adore quand, interrogé sur l’abondante présence de sang dans Pierrot le fou, il répond: « Ce n’est pas du sang, c’est du rouge. » Cela aurait pu être l’épigraphe de Candide et lubrique.

(1) À LA FOIRE DU LIVRE, ADAM THIRLWELL SERA EN CONVERSATION AVEC FRÉDÉRIC BEIGBEDER SUR LE THÈME HAPPY DANDY? LE 20/02 À 14H, TOUR & TAXIS, GRAND PLACE DU LIVRE.

CANDIDE ET LUBRIQUE, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR NICOLAS RICHARD, 401 PAGES. ****

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content