Et vous, lisez-vous le belge?

Les lettres belges francophones seraient-elles à la mode? © J. Van Belle - WBI
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Pour sa 33e édition, le Salon du livre de Genève mettait la Belgique francophone à l’honneur. L’occasion, pour une littérature en quête d’identité et de visibilité, de faire campagne.

Coprésident, aux côtés de Lydie Salvayre, du 33e Salon du livre de Genève, l’écrivain et journaliste Eric Fottorino inaugurait voici quelques jours cette nouvelle édition par une citation d’Annie Ernaux: « La littérature nous ouvre la porte de pays qu’on ne connaît pas. » C’est d’autant plus vrai, sans doute, que le grand événement annuel des lettres suisses déroulait cette année le tapis rouge à une zone géographique – proche et méconnue à la fois. Un pays, ou plutôt un territoire, que les officiels suisses cachent mal, ce soir-là, leur embarras à présenter, sous le contrôle de la ministre Alda Greoli: « La Belgique francophone mais pas française », « La Vallonie » (sic), « La fédération… attendez je reprends mon papier pour ne pas me tromper… Wallonie… Bruxelles… J’espère que c’est dans le bon ordre! » Un peu à l’écart de la cérémonie, Aurore Boraczek, responsable Lettres et livres au sein du Service culture de Wallonie-Bruxelles international (WBI), s’affaire: « C’est le premier jour et on craint déjà de ne pas avoir assez de livres jusqu’à dimanche tant les gens achètent! » Le salon démarre bien, pour la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Ville native de Rousseau et de Germaine de Staël, Genève est aussi un endroit de commerce…

Conçu en étroite collaboration entre le ministère de la FWB et WBI, le dispositif est impressionnant. Un stand de 500 m², 38 auteur.e.s ayant fait le déplacement, plus de 40 éditeurs représentés, une exposition présentant huit maisons d’édition Jeunesse et leurs talents, cinq tables à dédicaces… et un bar à bières. Le tout signalé par une gigantesque banderole blanche: « Lisez-vous le belge? » Pour inaugurer cette toute nouvelle appellation, qui entend désormais faciliter grandement l’identité de la « marque » à l’export (il fallait, jusqu’ici, dans les salons et les foires, faire son chemin jusqu’à un stand « Belgique Wallonie Bruxelles » un peu répulsif), WBI a même conçu des goodies – coffrets « publicitaires » rassemblant trente petites oeuvres de nos auteurs et illustrateurs, signets, autocollants, badges… Carton plein: les visiteurs suisses les portent et les emportent. En même temps que le programme détaillant cinq jours de rencontres avec une littérature sous les feux de la rampe.

Après Simenon

Les lettres belges francophones seraient-elles devenues « tendance »? Adeline Dieudonné emmenant la dernière rentrée littéraire avec le succès fulgurant de La Vraie Vie, Jean-Marc Turine remportant le prix des Cinq continents pour La Théo des fleuves et le bédéiste Julien Lambert un Fauve au récent festival d’Angoulême avec Villervermine, Caroline Lamarche décrochant la semaine dernière le Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière, et Antoine Wauters au même moment le Prix du deuxième roman des mains de son président Sorj Chalandon pour Pense aux pierres sous tes pas: ils ne sont que quelques exemples récents de la reconnaissance publique et critique des auteurs belges écrivant en français. Silvie Philippart de Foy est chargée pour le ministère de la FWB de la promotion de nos auteurs à l’étranger: « Quelque chose est en train de changer: avant, il valait mieux cacher tout lien à la Belgique ; maintenant, on devient à la mode: certains éditeurs français mettent la nationalité belge en avant, comme si elle avait un petit côté exotique, différent. » Cela n’a effectivement pas toujours été le cas. Le programme de la scène noir-jaune-rouge à Genève l’affirme d’ailleurs comme un aveu: « Longtemps, la littérature belge francophone a hésité à se lever: comment exister si tardivement en étant si petite, si peu convaincue de son existence, de sa légitimité, et avec des voisins aussi intimidants? »

Dans le public, le romancier Michel Claise, récent Prix des lycéens de littérature, et la ministre Alda Greoli.
Dans le public, le romancier Michel Claise, récent Prix des lycéens de littérature, et la ministre Alda Greoli.© J. Van Belle – WBI

Contrairement à la Flandre, dont la scène internationale vante souvent une identité narrative forte, la littérature du sud du pays est régulièrement invisibilisée. Position satellitaire dans son usage du français, pauvreté de l’offre éditoriale locale encourageant à une fuite des plumes à Paris (nos meilleurs auteurs y sont publiés), carrières isolées, manque de présence dans l’enseignement et trouble identitaire jusqu’à l’intérieur de ses frontières : la littérature belge en français souffre de surcroît de persistants clichés (le « surréalisme à la belge », bien sûr, était sur toutes les bouches à Genève, ainsi que l’indéfectible « capital sympathie » prêté à nos compatriotes). « A l’étranger, la littérature belge semble aussi étrangement marquée par le cinéma belge (et notamment les films des frères Dardenne), comme si elle était un peu déprimante et ne traitait que de drames sociaux et des mines. Elle est bien sûr bien plus que ça », avance Silvie Philippart de Foy, avant de pointer certains héritages glorieux ayant fini par faire écran. « Je pense qu’on s’appuie encore trop fortement sur notre âge d’or: pour la BD, pour le surréalisme, pour le polar. Or, on a écrit après Tintin, après les Schtroumpfs, après Simenon. En ce moment, il se passe des choses extraordinaires, il y a un vivier incroyable d’auteurs chez nous. » Une conviction qui préside au dessein commun des deux administrations en présence: « On va vers l’international, et on y va ensemble. »

Créer la surprise

Où mieux qu’à Genève revendiquer une singularité culturelle et littéraire face à la France? « On ne joue pas dans la même cour que Paris, et on n’a pas toujours les moyens de nos ambitions. En France, la culture est investie d’une mission sacrée. Ça ne marche pas tout à fait comme ça chez nous… Il faut trouver des moyens de mener des actions, de créer la surprise à notre échelle. Il faut jouer avec nos particularismes », reprend l’attachée, immédiatement complétée par Aurore Boraczek: « Les irrégularités langagières assumées, l’impertinence, la facilité à s’installer dans la marge et le regard décalé sur le monde… »

On ne joue pas dans la même cour que Paris.

Entre les rayons de la librairie éphémère, sur la scène dédiée aux rencontres ou à la table de dédicaces, les auteurs se succédent durant cinq jours de festival. L’attendue Adeline Dieudonné, bien sûr, Thomas Gunzig, Emmanuelle Pirotte, Jean-Marc Turine, Antoine Wauters, Barbara Abel, la poétesse Lisette Lombé, les essayistes François De Smet, Laurence Rosier et Laurent de Sutter, le pilier Jean Van Hamme. Mais aussi les dessinateurs Anne Herbauts, Pascal Lemaître et Emile Jadoul, les bédéistes Sacha Goerg, Mathieu Burniat ou Aurélie William Levaux… La BD et la Jeunesse ont beau rester la meilleure carte de visite de la FWB, la diversité des parcours constitue un autre atout de sa littérature sur l’échiquier international, entre reconnaissance critique et succès populaire.

Reste qu’être l’invité d’honneur d’un salon du livre est un investissement: 300.000 euros environ. De retour à Bruxelles, le bilan dressé par l’Adeb (Association des éditeurs belges) est heureusement impressionnant : en un jour à Genève (le premier du Salon), il s’était écoulé autant de livres qu’en cinq sur le stand au Salon du Livre de Paris… Mais comme tout ce qui touche au livre, les retombées ne sont évidemment pas seulement économiques. On a vu à Genève les auteurs belges défendre leur travail sur scène, débattre, sortir de leur zone de confort. Et tout simplement se (re)découvrir les uns les autres. De quoi nourrir un sentiment d’identité et d’appartenance? « C’est paradoxal, reconnaît Silvie Philippart de Foy, mais force est de constater qu’on ne se rencontre jamais autant qu’à l’étranger… A cet égard, Genève était aussi un investissement émotionnel, qui nous a permis de re-fédérer tout un secteur. On ne se verra plus tout à fait de la même manière désormais. » Des bienfaits des voyages sur la connaissance de soi. Plus on va loin, disent les esprits nomades, plus on se rapproche de soi-même…

C’est du belge

Et s’il fallait ne retenir qu’un roman belge écrit en français? La réponse de quatre de nos écrivains.

Et vous, lisez-vous le belge?
© DR

Laurent Demoulin: La Salle de bain, par Jean-Philippe Toussaint.

« Le roman qui m’aura le plus marqué est un petit livre à la fois drôle et étonnamment profond: La Salle de bain. Je l’ai lu à sa sortie, en 1985. Je venais de découvrir les derniers grands modernes, Simon ou Beckett ; il me semblait qu’il fallait tenir compte d’eux alors qu’ils étaient indépassables. Comment faire? La Salle de bain ouvrait soudain la voie: Toussaint était le premier à exister après Beckett sans chercher à le dépasser, en écrivant « à côté » et non pas « contre » ou « dans la foulée ». De plus, un roman parlait du présent: il décrivait mes angoisses avec une divine légèreté. »

  • Dernier livre paru: Robinson (Gallimard).

Et vous, lisez-vous le belge?
© Hélie Gallimard

Nathalie Skowronek: La Plage d’Ostende, par Jacqueline Harpman.

« Il est des livres que l’on préfère ne pas rouvrir de peur de ne pas retrouver la magie de la première lecture. J’ai lu La Plage d’Ostende un après-midi de fin d’adolescence, je m’en souviens comme si c’était hier, j’ai dévoré, tremblante et éblouie, ces pages où une jeune fille de 11 ans tombe follement amoureuse d’un homme plus âgé, patientant des années avant de le séduire et de l’accompagner jusqu’à sa mort. Je la revois défiant les convenances, je me rappelle ce sentiment du temps qui passe, ravage les êtres mais garde intactes les passions. Et puis il y a le lac, ce fameux lac de Genval, témoin silencieux d’amours tues puis affirmées, à jamais lié dans ma mémoire au roman de Jacqueline Harpman. »

  • Dernier livre paru: Un monde sur mesure (Grasset).

Et vous, lisez-vous le belge?
© Debby Termonia

Antoine Wauters: Mentir, par d’Eugène Savitzkaya.

« Parce que c’est un roman qui n’est pas un roman et de la poésie qui n’en est pas non plus. C’est un texte comme on n’en écrit plus. Où tout est possible et constamment ouvert. C’est le livre d’un jardinier d’amour, qui sait que chaque mot pousse dans le sillon et le silence d’un autre. C’est surtout un livre où fond et forme marchent main dans la main, ce qui est finalement assez rare. »

  • Derniers livres parus: Pense aux pierres sous tes pas et Moi, Marthe et les autres (Verdier).

Et vous, lisez-vous le belge?
© Amin Ben Driss

Lisette Lombé: Oedipe sur la route, par Henry Bauchau.

« On connaît l’histoire, on connaît la fin de l’histoire. Le héros nous est familier, le procédé du mythe revisité, aussi. Reste un souffle poétique qui pulse sous la prose et qui nous relie à nos propres ambivalences. Braises jetées par Henry Bauchau sur nos destins de marionnettes ou de ventriloques: sommes-nous si libres, sommes-nous si heureux que nous le pérorons? Le psychanalyste en Bauchau s’efface ici pour le compagnon de route, son écriture ne se cabre plus en circonvolutions et devient accessible à un public plus large. Et les vingt ans de plume qui lui resteront après la parution de son Oedipe sonnent comme une invitation à ne pas douter qu’au bout du chemin, il nous restera, à nous aussi, les mots. »

  • Dernier livre paru: Black Words (L’Arbre à paroles).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content