Entretien avec Douglas Stuart, lauréat du Booker Prize pour Shuggie Bain

Douglas Stuart: "La classe ouvrière est encore très mal représentée dans les cercles littéraires et les publications. La classe ouvrière gay est vraiment terra incognita." © CLIVE SMITH
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans Shuggie Bain, Douglas Stuart expose la relation fusionnelle et dévastatrice d’une mère engluée dans l’addiction et de son fils qui se découvre gay, dans le Glasgow en déclin des années 80.

Premier roman infusé à l’autobiographie, Shuggie Bain (à raison récompensé par le Booker Prize en 2020) vous prend à la gorge dès les premières scènes. On s’y éprend d’Agnes, tour à tour feu-follet et corps meurtri, mais aussi de son fils Shuggie, qui a tant à coeur de l’aider tout en restant lui-même à flots. Entre lueurs et déchéance, l’Écossais Douglas Stuart, né lui aussi dans le lotissement oublié par la chance de Sighthill, refuse de choisir. Avec une tendresse endurante, il explore ici tout de la croyance toujours plus vacillante en un nouveau départ.

Il vous a fallu une décennie pour élaborer ce premier roman. Comment expliquez-vous ce processus étiré dans le temps?

J’ai commencé à écrire le livre en 2008. À l’époque, je travaillais dans la mode à New York, et donc écrire, c’était ce que j’arrivais à caser dans mes heures vacantes. Mais le roman est rapidement devenu mon projet de coeur. Le premier jet était de façon très évidente tiré de ma propre vie. Du fait de grandir pauvre et queer et de cohabiter avec une mère célibataire qui souffrait d’avoir perdu sa bataille contre l’addiction. Il me fallait trouver la meilleure distance avec ce qui était au départ des ressentis intimes.

Quand avez-vous estimé que c’était un travail fictionnel?

Ça a rapidement évolué en fiction quand j’ai élargi les perspectives du livre sur 40 ans et eu l’envie d’utiliser un choeur de personnages pour raconter cette histoire. Je ne voulais pas que le portrait d’Agnes, au coeur du livre, soit raconté du seul point de vue de son petit garçon. Que ça ne soit pas juste sa famille proche, mais les femmes de son quartier, les hommes qui l’ont aimée, perdue et blessée. Je voulais que l’ensemble tienne du choeur des tragédies grecques. Dès que j’ai peuplé le livre avec ces nouveaux personnages, c’est vraiment devenu de la fiction et, je l’espère, plus riche. Ça m’a en tout cas permis d’être plus courageux et d’affronter ça avec le ton juste.

Agnes est de ces femmes fières qui, même au fond du trou, essaient de sauver les apparences… En quoi était-ce important pour vous de montrer ce contraste?

En grandissant avec une mère qui souffrait d’addiction, j’ai vu combien la société rejette les femmes, les réduit à leurs penchants. Ma mère n’en gardait pas moins toutes ses facettes! Quand j’ai créé le personnage fictif d’Agnes Bain, je souhaitais qu’elle comporte elle aussi toutes ces couches, y compris dans ses contradictions. Elle est drôle, déterminée, résiliente, terrifiante, égoïste, sociable, généreuse, gentille. Elle fait preuve d’une immense charité et puis d’un considérable apitoiement. C’est une mère, c’est une fille, une amante, une femme, une amie… Au début du roman, on vit un moment de sororité avec elle et ses copines au verbe haut qui profitent d’une partie de cartes, et à la fin, elle est en isolement complet. Elle n’est pas toujours merveilleuse, mais on ne peut pas lui ôter sa complexité. Elle n’aspire qu’à être aimée de son mari, d’Eugene, ou être aimée tout court. Et à trouver sa place.

Entretien avec Douglas Stuart, lauréat du Booker Prize pour Shuggie Bain

Peu importe ce qui arrive, Shuggie retourne vers sa mère. Aurait-il peur d’enfin vivre sa vie? Se découvrir gay, en Écosse, dans les années 80, ça doit être terrifiant!

Tout à fait! C’est le genre de conversation qui doit avoir lieu chez à peu près tous les gamins queer, sans que ça ne soit pour autant aussi dramatique que chez mon personnage. Comment aller au-delà de ce qu’on connaît déjà, comment tracer sa propre voie? En particulier à cette époque, où il n’y avait pas d’acceptation de l’homosexualité. Mais la période est un pivot pour tous: il y a 26% de chômage parmi les hommes de la classe ouvrière en ville. Ça va entièrement redéfinir ce que signifiait la masculinité. Que devient votre identité quand pendant des siècles, vous étiez liés à vos jobs, vus comme de sacrés bosseurs? Les femmes aussi étaient vacillantes sur leurs talons: quand on vous a dit que votre vie c’est « mariage, église et élever vos enfants » et que vous vous êtes faites à l’idée, que devenez-vous quand les hommes autour de vous se désintègrent? Elles en viennent à faire de mauvais choix, parfois dans le vain désir de trouver mieux. Et donc les familles aussi s’écroulent. Au milieu de ces identités en train de se redéfinir avec fracas, vous avez Shuggie, qui ne sait pas où il en est.

En tant qu’auteur ouvertement gay, vous sentez-vous le devoir d’élargir le champ des représentations ou tout du moins de montrer l’impact des oppressions?

Absolument! Je pense que la classe ouvrière est encore très mal représentée dans les cercles littéraires et les publications. La classe ouvrière gay est vraiment terra incognita. Je suis heureux de me trouver à cette intersection et aussi d’être entre l’Écosse et l’Amérique, parce que j’ai pas mal de choses à écrire sur cet entre-deux. Il y a une forme de fierté pour moi d’être soudain l’Écossais qui compte, et seulement le deuxième de la région à remporter le Booker Prize, mais j’espère surtout que ça encouragera beaucoup d’autres avec le même background que moi à donner de la voix. Plus vous vous sentez rejeté, plus votre voix est nécessaire. Nous apportons vraiment quelque chose au paysage, nous donnons du relief à des creux criants.

Shuggie Bain, de Douglas Stuart, éditions Globe, traduit de l’anglais (Écosse) par Charles Bonnot, 496 pages. ****(*)

Douglas Stuart en conversation avec Édouard Louis: le 24/09 à Flagey, Bruxelles. www.passaporta.be

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