Critique | Livres

Enquête familiale, roman bruxellois sur la finitude ou découverte d’un manuscrit en 2067: notre sélection livres

Dans notre sélection livres: Un amour d’Elise, d’Olivier Bordaçarre, qui ausculte les rapports de domination et les violences tues.
Fabrice Delmeire Journaliste
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Récit polyphonique autour d’une ancêtre diagnostiquée schizophrène ou sur une relation frère-sœur, roman bruxellois sur une colocation de septuagénaires: notre sélection livres du moment.

1. Mon vrai nom est Elisabeth

Récit d’Adèle Yon. Les éditions du Sous-Sol. 400 pages.

La cote de Focus: 4/5

«Ma première véritable peur: celle d’être folle.» C’est ce qui hante la narratrice de ce livre hybride qui invite une multitude de voix pour tenter d’éclaircir la trajectoire de leur ancêtre, Elisabeth, diagnostiquée schizophrène dans les années 1940, et sujet de nombreuses légendes. Une passionnante enquête familiale qui devient sociétale mais reste toujours incarnée.

Riche de sources et de formats divers, le texte tente de remplir les «vides immenses» d’une histoire parcellaire, dont les échos continuent de hanter une descendance qui a reçu la colère en héritage, colère que l’on a par confort qualifié de folie, et qui servi à justifier la lobotomie d’Elisabeth. Cette mutilation chirurgicale fait d’ailleurs l’objet de recherches poussées par l’autrice, qui met en lumière la violence médicale et institutionnelle dont les femmes qui n’entraient pas dans les cases furent longtemps l’objet.

A.E.

2. Quand s’arrêtent les larmes

Récit de Jean-Noël Pancrazi. Editions Gallimard. 128 pages.

La cote de Focus: 3,5/5

Ecrivain de la mémoire dont il a exploré tous les recoins dans des récits infusés de souvenirs personnels –l’enfance en Algérie, les années sida…–, Jean-Noël Pancrazi poursuit dans la veine intime avec cette évocation sensible et touchante d’Isabelle, sa «petite sœur adorée». Unis hier face à une mère maniaco-dépressive ou face à l’épreuve de l’exil, unis encore aujourd’hui face au cancer qui frappe cette femme indépendante, libre, «dévouée et intrépide», ardente défenseuse des réprouvés.

L’auteur de Madame Arnoul se tient à ses côtés –«C’était à mon tour de veiller sur elle»–, témoin ému de leur complicité sans faille. Mettant entre parenthèses sa vie à Paris et au Maroc, où l’attend un jeune amant démuni, il a rejoint sa cadette à Perpignan, où elle s’est installée après une carrière à la mairie de Versailles, et où rôdent les fantômes de leur jeunesse puisque c’est sous le ciel catalan qu’ils ont atterri après avoir fui l’Algérie devenue indépendante.

«Nous avions le même regard sur ce qui nous avait épanouis, rendus heureux ou blessés». Sans pathos, le grand frère évoque les rituels imposés par la maladie –la perruque, les trajets en taxi pour les séances…–, salue «son envie de l’emporter, de ne pas chavirer». Mais plus que la tristesse ou le désespoir, c’est bien la vie qui frémit sous la peau de phrases fleuves gorgées d’humanisme. Comme quand il réveille le souvenir des amis de Batna ou celui des éclopés croisés quelques années plus tôt lors d’un séjour prolongé dans un centre de revalidation. Un voyage dans le temps attentif aux petites joies simples comme à celles gravées dans le cœur de son âme sœur, passionnée de cinéma.

Une brume de nostalgie parfume le récit, mais elle est légère, délicate, même quand il évoque ce père fou de sa fille qui finira à l’asile après s’être perdu dans le chagrin. Jean-Noël Pancrazi célèbre avec pudeur et tendresse l’ordinaire qui a le goût sucré de l’aventure humaine.

L.R.

3. Un amour d’Elise

Roman d’Olivier Bordaçarre. Editions Denoël. 368 pages.

La cote de Focus: 4/5

2067. Elise, 87 ans, découvre parmi les archives de son défunt mari un manuscrit qui lui est dédicacé. Fébrile, elle dévore Grandir ensemble, roman autobiographique de leur vie commune, propulsant leur intimité dans un champ plus vaste: «Une histoire pour les gens qui lisent.» Entre leur rencontre adolescente en 1980 où elle éconduit l’amoureux transi –«Parce que, hein, bon», puis leurs retrouvailles 20 ans plus tard, défile une existence jalonnée de déménagements et de tempêtes. On craint un temps que l’auteur du saisissant La Disparition d’Hervé Snout (Grand Prix de littérature policière 2024) ne s’égare doucereusement. Certes, le propos est plus enjôleur, musical, ponctué de jeux formels (Post-it®, annotations…) où sa passion pour Perec ressurgit. Heureusement, Bordaçarre ne sacrifie ni l’humour (noir) ni son tempérament lorsqu’il ausculte les rapports de domination, leurs violences tues.

Outre une oralité où il excelle, plane le silence vertigineux de la campagne, grince le persiflage du commérage ou l’étouffement des barres d’immeubles. Aussi les coups de griffe se succèdent sur les vies étriquées par l’individualisme, étouffées sous le divertissement et l’esclavage salarial… Tout ça pour des congés payés «[…] le cul sur la plage à lécher des glaces». Car Elise et Gilles refusent de végéter la trouille au ventre dans le système. Leur credo: vivre sans entrave, quitte à vivre chichement, «un écrivain et une sculptrice, tu vois un peu!». Les années défilent avec la même attention aux détails que dans la chanson 1983 (Barbara) du groupe français Mendelson: un appétit d’ogre pour Les Choses de la vie, marginales, belles, stupides, qui enluminent les films de Claude Sautet. On ne divulgâche rien mais un twist final propulse l’entreprise romanesque un cran au-dessus.

F.DE.

4. La Petite Annonce

Roman de Caroline Allan. Lilys Editions. 160 pages.

La cote de Focus: 3,5/5

Henri est vieux, Henri est seul, et Jean, son fils, compte bien le placer dans une maison de retraite. Jean hésite entre «Les balcons du parc» et «L’heure joyeuse» –«N’y avait-il donc plus qu’une heure de joie à espérer, une fois qu’on passait la porte?». Mais Henri n’est évidemment pas de cet avis: plutôt crever que de mourir dans un home. Il va plutôt choisir et découvrir les joies et les misères d’une colocation entre septuagénaires, avant qu’un AVC ne vienne inverser les rôles entre ce fils qui aime mal son père et ce père qui, «sans doute», a de l’affection pour son fils, «quelque part, au plus profond de son être»…

Roman bruxellois, sobre, amusé et parfois sans pitié sur la finitude, le sort des vieux ou la complexité des relations familiales, cette Petite Annonce a le mérite, avec son inversion des rôles, de nous mener là où on ne s’y attendait pas tout à fait, dans un ton qui rappelle autant le trio des Vieux Fourneaux que la cruauté très belge d’un Stefan Liberski.

O.V.V.

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