Émilie Plateau: vis ma vie d’autrice de BD!
En reprenant la mécanique d’un livre dont vous êtes le héros, ou plutôt l’héroïne, Émilie Plateau dynamite à la fois l’autofiction et le récit féministe. Drôle à pleurer.
Plus de trente ans après Le Labyrinthe de la mort, Le Manoir de l’enfer ou Le Talisman de la mort, voilà venu le temps de L’Épopée infernale! Mais oubliez les monstres, goules, zombies et autres créatures qui d’habitude sévissaient dans ces livres qu’on lisait d’une main en tenant dans l’autre un crayon et des dés. Dans le monde qui fait peur d’Émilie Plateau, les êtres maléfiques qui se dresseront sur votre chemin s’appellent éditeurs, libraires, journalistes ou chasseurs de dédicaces! Un monde de l’édition hanté qui plus est de mâles alpha, de quoi encore corser les difficultés qui s’annoncent, puisque dans ce vrai livre dont vous êtes l’héroïne, vous ne serez non pas un auteur de BD, mais une autrice. Et ça, ça complique toutes les épreuves qui vous attendent entre votre projet de BD et sa publication, voire -graal absolu- un Fauve au festival d’Angoulême! Une mécanique qui permet de lire et relire cette bande dessinée pas comme les autres un nombre incalculable de fois -les chemins et les échecs sont nombreux-, tout en prenant conscience, si vous êtes insensible aux témoignages et manifestes, de ce que ça peut représenter d’être, aujourd’hui, une femme qui fait de la bande dessinée dite indépendante, « si ce terme veut encore dire quelque chose« : à la précarité s’ajoute le sexisme ordinaire, dont Émilie Plateau a pris le parti de rire. Sans doute pour ne pas hurler.
Parcours de la combattante
« L’idée de ce livre m’est venue alors que je travaillais sur Noire (l’adaptation à succès parue chez Dargaud du roman de Tania de Montaigne racontant « la vie méconnue de Claudette Colvin« , une militante afro-américaine des droits civiques qui, avant Rosa Parks, refusa de céder sa place de bus à un Blanc, NDLR) », nous a expliqué la jeune autrice, Française installée depuis quelques années à Bruxelles. « Je cherchais une maison d’édition, ça m’a pris beaucoup de temps, ce fut un vrai parcours du combattant… Je me suis dit: « J’ai l’impression d’être dans un livre dont vous êtes le héros! » J’ai gardé l’idée et j’en ai tiré un fanzine de seize pages que j’ai mis sur ma boutique en ligne comme je le fais parfois. Il n’y avait alors que deux « sorties »: vous avez trouvé un éditeur ou vous finissez dans votre lit. Puis j’en ai fait un autre, L’Ultime Combat, où il s’agissait de gagner le Grand Prix d’Angoulême. Mon éditeur Misma a vu ça et m’a dit: « chiche« . Mais j’étais naïve, j’ai sous-estimé le casse-tête que ça allait être: il m’a fallu quelques rides, des cheveux blancs, du thé, des vitamines et un très grand plan pour y arriver. » Un grand plan qu’Émilie nous a montré ensuite, une énorme mosaïque de numéros de page reliés, ou pas, par un réseau inextricable de flèches renvoyant à d’autres numéros, qui lui a permis de n’oublier aucune réalité dans ce parcours de la combattante qu’on n’avait jamais raconté ainsi. « Quand Noire est sorti, et dans l’idée d’accumuler de la matière, j’ai beaucoup voyagé, accepté plein de choses, répondu à toutes les sollicitations. Et pendant plus d’un an, j’ai pris des notes et accumulé des infos, des faits, des anecdotes, qui me sont arrivées à moi directement, ou que des collègues ou des libraires m’ont racontées… Et si je grossis parfois le trait, je n’invente pas beaucoup. »
Émilie Plateau n’invente donc pas les mails qui ne reçoivent pas de réponse, ou les réponses enthousiastes laissées sans suite. Elle n’invente pas non plus les éditeurs maladroits, les collègues sexistes, les journalistes machos ou les organisateurs de festivals gougnafiers qui montent des débats sur les autrices avec un plateau d’auteurs. Elle n’invente pas non plus les remarques déplacées, les fans relou, les prix phallocrates ou le harcèlement que son héroïne subit à chaque fois qu’elle sort d’une réunion en ville (« À Bruxelles, le harcèlement de rue, c’est un phénomène systémique, quotidien« ). Elle emballe certes le tout dans un écrin extrêmement léger, mais il n’empêche: la parole se libère, et la sienne aussi. Au point d’arriver à un #BalanceTonEditeur qui se ferait attendre? « Disons que les choses changent, et plutôt dans le bon sens avec plus d’autrices publiées, plus de questions féministes traitées dans les livres, et des mouvements comme #MeToo ou #BalanceTonPorc, mais que le chemin est encore long! Les autrices restent rares dans les palmarès. Par exemple, il y a cinq ans à Angoulême, quand nous nous sommes organisées en collectif pour exprimer, entre autres, notre mécontentement face à une sélection qui ne comptait aucune femme, les médias ont surtout relayé le fait que Riad Sattouf s’en retirait par solidarité. On a plus entendu ça que 250 nanas qui gueulaient! C’est très révélateur. Et très énervant. De tout ça, j’ai donc choisi d’en faire ce que je sais faire: un livre. » Qu’elle n’a donc pas oublié de rendre ludique, et surtout drôle. « C’est mon style d’écriture, surtout quand je pratique l’autofiction: quand j’ai des choses un peu lourdes ou graves à faire passer, je ne peux pas m’empêcher d’en faire un récit humoristique. Une autrice qui raconte ses galères, franchement, si tu n’y mets pas un peu d’humour, c’est pour se pendre! »
L’Épopée infernale, d’Émilie Plateau, éditions Misma, 280 pages. ****(*)
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