Laurent Raphaël

Édito: Bande de pignoufs!

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Putain », « merde », « connard »… Les enfants savent-ils de quoi ils parlent quand ils jurent? -L’édito de Laurent Raphaël.

J’ai d’abord eu le son avant l’image. Alors que je remontais la rue qui longe l’école, la vue masquée par un mur lépreux mais les oreilles déjà inondées de cris provenant de la cour de récréation toute proche, le mot « merde! », ferme et déterminé, a fusé au-dessus de la mêlée. Je me suis arrêté net, un frisson se frayant un chemin le long de ma colonne vertébrale. La signature de la voix ne laissait planer aucun doute: le juron qui résonnait encore dans l’air sortait tout droit de la bouche de mon fils, 9 ans et demi. Quand il vit ma tête derrière la grille, il comprit que quelque chose clochait. Et comme s’il rembobinait les dernières secondes de son existence à la recherche de la bêtise qu’il aurait pu commettre, il comprit que mon regard noir pourrait bien avoir un lien avec le mot de Cambronne qu’il venait de lancer à la face du monde.

Moins fâché, sinon pour la forme, que surpris de sa maîtrise du langage adulte, je me suis contenté sur l’instant de le chapitrer. « Tes gros mots, tu les gardes pour toi » « On ne dit pas ça, et sûrement pas à l’école« , etc. Mais le soir au repas, profitant de la présence de son meilleur ami -synonyme de désinhibition accrue-, je remis l’air de rien le sujet sur la table. « Alors les gars, c’est quoi vos insultes préférées? » La question les fit d’abord rire nerveusement. Il leur fallut quelques secondes, le temps de s’assurer qu’il n’y avait pas de piège ni de punition à la clé, pour avouer que « putain » et « merde » tenaient la corde pour exprimer par exemple la frustration de perdre la balle dans une partie de foot endiablée. Par contre, quand un copain vous mettait en pétard, les « connard », « ta gueule », « salaud » et « t’es con » prenaient le relais. « Mais, précisèrent-ils en choeur, c’est pour rigoler.« 

u0022Putain!u0022 Les enfants savent-ils de quoi ils parlent quand ils jurent?

Comme souvent avec les enfants, une attitude déviante en dit surtout long sur leurs parents. Sinon sur le monde des « grands » en général. Que « putain » me serve régulièrement à passer mes nerfs quand, au choix, un automobiliste sans gêne double in extremis la file d’attente ou quand la porte du placard vient à la rencontre de mon crâne, explique sans doute sa présence au hit-parade des noms d’oiseaux chez les lardons. Mais savent-ils au juste de quoi ils parlent? Oui et non. Comme l’expliquent les linguistes Philippe Ernotte et Laurence Rosier, cités par Julienne Flory dans un essai récent au titre accrocheur, Injuriez-vous! (éditions La Découverte), « l’enfant découvre (…) la portée presque magique de ces mots, sans nécessairement en comprendre le sens. L’enfant n’attendra généralement pas longtemps avant d’essayer lui-même le nouveau mot et tester les réactions. Celles-ci ne devraient pas tarder à fuser de la part des adultes et elles sont déterminantes pour le jeune.« 

En réagissant comme je l’ai fait après l’avoir pris en flagrant délit, j’ai donc joué pleinement mon rôle d’adulte responsable. Mais ce titre-là n’impose-t-il pas aussi de s’interroger sur cette interdiction qui frappe certains mots au seul prétexte que la bienséance les a placés sur liste rouge? Flory nous rappelle quelques vérités bonnes à savoir pour manier l’insulte avec doigté. Comme le fait que l’objectif premier est d’humilier le destinataire. Avec le risque d’escalade pouvant aller jusqu’au meurtre. Ou que l’arsenal ordurier n’est pas neutre, il reflète l’ordre bourgeois comme dirait Bourdieu. Ce sont l’école et les relais de l’Etat qui déterminent les contours acceptables du langage. Ou encore, et c’est lié, que bon nombre d’insultes sont éminemment politiques. Traiter quelqu’un de « pédé » trahit une vision conservatrice de la société. Ou aussi que, comme chez les marmots, notre vocabulaire ordinaire sur ce terrain est relativement pauvre (tout le monde n’a pas la science du capitaine Haddock en la matière). « Connard », « Enculé », « Enfoiré » et quelques autres épithètes plus ou moins fleuris suffisent à étancher notre haine. Pourquoi? Sans doute parce que « l’usage de ces mots a montré qu’ils arrivaient à leur objectif« .

Difficile d’expliquer ces nuances au fiston. Mais je pourrais quand même tenter de lui faire prendre conscience qu’en balançant des insanités il risque de blesser quelqu’un. Qu’une insulte est une flèche de curare dans l’estime de l’autre. Et s’il me demande ce qu’il doit faire si on le traite de « connard! », je lui dirai, pour paraphraser Chirac, de répondre avec le sourire: « Enchanté, moi c’est Emile« …

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