Du monstre cruel au mammifère à protéger: Michel Pastoureau explique comment notre image de la baleine a changé

© Bénédicte Roscot/clip2comic
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Connu pour ses ouvrages consacrés aux couleurs (à ce jour, Bleu, Noir, Vert, Rouge, Jaune, Blanc), l’historien français Michel Pastoureau s’est également fait une spécialité de passer en revue les animaux les plus fameux de nos bestiaires. Après le cochon, le loup ou le corbeau, et avant l’âne, il s’est intéressé à la baleine. Depuis que les êtres humains se racontent des histoires, le plus gros des mammifères a d’abord largement effrayé -capable notamment de rester immobile et de se faire passer pour une île afin de piéger les marins- avant de devenir, assez récemment, beaucoup plus sympathique. “Peu de gens ont vu une baleine vivante. Or ne pas voir favorise l’imaginaire, les superstitions, les fantasmes, les rêves. Ça fait complètement partie de l’Histoire culturelle de la baleine.”

Du Jonas biblique à Avatar 2 en passant par Pinocchio, on voit dans votre livre que le gigantisme de la baleine a inspiré un motif narratif particulier: on peut se faire avaler et survivre à l’intérieur. Qu’est-ce que ça signifie?

Michel Pastoureau: Un séjour dans la baleine, c’est toujours l’idée d’une métamorphose. C’est comme un séjour dans une caverne ou dans une grotte: on y entre dans un certain état et on en ressort transformé. Quand il est avalé par la baleine, Jonas est fâché avec le Seigneur. Il se repent à l’intérieur et quand il en ressort, le Seigneur lui a pardonné. C’est la même chose pour Pinocchio: c’est un pantin de bois polisson, un fripon quand il entre dans le ventre de la baleine. Et quand il ressort, il devient un gentil petit garçon.

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Et pourtant c’est physiquement impossible pour un être humain de se faire avaler par une baleine…

Michel Pastoureau: Effectivement, parce que la baleine n’a pas de dents, mais des fanons qui forment une sorte de grillage et elle ne peut avaler que des petites choses. Des petits poissons, des petits mollusques, etc. C’est le cachalot qui a une énorme gueule avec des dents et qui peut dévorer tout et n’importe quoi. Mais dans les sociétés anciennes, soit on ne fait pas de différence entre la baleine et le cachalot -d’ailleurs, pendant très longtemps, “baleine” a été un terme générique pour tous les gros animaux marins-, soit on considère que le cachalot est le mâle de la baleine. Quand on est historien, il ne faut bien sûr pas projeter nos savoirs d’aujourd’hui sur le passé et garder à l’esprit que les savoirs d’aujourd’hui ne sont pas meilleurs que les savoirs anciens. Ils sont simplement d’aujourd’hui et ils feront probablement rire nos successeurs dans quelques siècles. Ce ne sont pas des vérités, seulement des étapes dans l’Histoire des connaissances.

À ce moment-là, l’image s’inverse: la méchante baleine fait place à une gentille baleine, victime de la méchanceté des humains.

Vous montrez aussi comment le regard sur la baleine a changé au fil du temps: comment de monstre démoniaque elle est devenue un animal sympathique. À quoi est dû ce changement?

Michel Pastoureau: Effectivement, pendant très longtemps, en Europe en tout cas, la baleine est un animal redoutable, un monstre, cruel, rusé, toujours considéré de manière péjorative. Mais au fur et à mesure, on la connaît mieux. À partir du XVIe siècle, les grands voyages entraînent les marins de plus en plus loin. Par ailleurs, avec l’apparition du livre imprimé et de l’image gravée, les connaissances se diffusent sur les mœurs des gros animaux marins, leurs habitudes, leur nourriture. La baleine, dont on tire un très grand nombre de produits -de l’huile, du lard, de la graisse, de la peau, des tendons, des fanons ou des dents pour les cachalots-, est aussi chassée beaucoup plus intensivement. Et c’est probablement parce qu’on l’a trop chassée qu’on prend conscience que c’est une espèce en voie de disparition. Cette prise de conscience date de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle et à ce moment-là, l’image s’inverse: la méchante baleine fait place à une gentille baleine, victime de la méchanceté des humains.

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Moby Dick, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851, prend place dans un contexte où la chasse à la baleine -ici un cachalot- a pris une dimension épique. Comment cette chasse a-t-elle évolué?

Michel Pastoureau: La chasse à la baleine commence assez tôt. Dès l’Antiquité, sur certaines côtes, notamment en Norvège, des humains poussent les baleines dans les fjords, les forcent à s’échouer et les mettent à mort. À partir du milieu du Moyen Âge, on chasse autrement, avec des bateaux et des harpons, mais en restant près des côtes. Notamment dans le golfe de Gascogne, où les baleines viennent accoucher, dans des mers plus chaudes que celles qu’elles fréquentent habituellement. Mais on les a tellement chassées que les baleines sont allées accoucher ailleurs. Donc, les chasseurs vont de plus en plus loin. Au XVIe et au XVIIe siècle, on traverse l’Atlantique, jusqu’à l’estuaire du Saint-Laurent. Les Européens et les Américains descendent plus au sud dans le Pacifique. Et au XIXe siècle, on passe d’une chasse artisanale à une chasse industrielle, avec des harpons de plus en plus lourds, projetés avec une sorte de moteur. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce harpon à moteur devient explosif: quand il est entré dans l’animal, il explose et l’animal avec lui, si je puis dire. On passe à d’autres quantités, ça devient exponentiel. Et c’est là qu’on va s’apercevoir qu’on a tué trop d’animaux, qu’il y en a de moins en moins. À l’époque de Moby Dick, on est juste avant la chasse proprement industrielle. Et Herman Melville a lui-même été marin baleinier quand il était jeune, donc il sait de quoi il parle. Mais dans Moby Dick, le capitaine Achab n’est pas du tout intéressé par la chasse à la baleine en soi: ce qu’il veut, c’est retrouver le grand cachalot albinos qui lui a arraché une jambe quelques années auparavant, et se venger. C’est devenu obsessionnel. Et il va entraîner tout son équipage avec lui dans une fin catastrophique. J’avais lu le livre quand j’étais adolescent, je l’ai relu à l’occasion de la rédaction de ce livre et j’avais oublié à quel point il était sombre.

L’inversion de l’image de la baleine est-elle comparable à ce qui s’est passé pour le loup?

Michel Pastoureau: Oui, l’Histoire culturelle du loup, c’est à peu près la même chose. Pendant des siècles, c’est le grand méchant loup et à peu près à la même époque, à la fin du XIXe, il fait place au “grand gentil loup”. On s’aperçoit qu’on a presque éradiqué le loup et qu’il faut donc le protéger. C’est l’être humain qui devient mauvais, méchant. Et aujourd’hui, quand on regarde les livres destinés aux enfants avec des histoires d’animaux, on s’aperçoit que le loup et la baleine sont les deux animaux les plus fréquents. Quand j’étais enfant, c’était encore l’ours, parfois le cochon. Aujourd’hui, c’est vraiment le loup et la baleine.

Michel Pastoureau

1947 Naissance à Paris

1972 Diplômé archiviste paléographe suite au soutien de sa thèse Le Bestiaire héraldique au Moyen Âge

1986 Conseiller historique pour le film Le Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud

2010 Prix Médicis essai pour Les Couleurs de nos souvenirs

2023 Publication de La Baleine: une histoire culturelle, aux éditions du Seuil

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