Don Winslow: « Légaliser toutes les drogues, c’est la seule manière d’assécher les cartels »

Don Winslow: "Il y a 38.000 policiers à la police de New York. La plupart d'entre eux ne se reconnaîtraient pas dans mon roman. C'est de la fiction. Sauf que tout ce qui est dépeint dans ce livre est réellement arrivé." © RENAUD CALLEBAUT
Philippe Manche Journaliste

L’Américain Don Winslow, auteur des vertigineux La Griffe du chien et Cartel, publie Corruption, un grand roman noir crépusculaire, haletant et contemporain au sein de la police de New York. Et annonce, l’an prochain, la sortie de The Border, dernier volet de sa trilogie narcotique.

Auteur d’une vingtaine de romans traduits dans autant de langues, Don Winslow est l’un des poids lourds de la littérature noire américaine. Ce fils d’un marin et d’une bibliothécaire né à New York il y a 65 ans s’est fait connaître grâce à La Griffe du chien (2007). Thriller implacable, formidablement documenté et d’une violence inouïe, il fait toujours office de référence en matière de livre retraçant la guerre menée par les États-Unis contre les cartels mexicains.

Si le scénariste de Savages pour Oliver Stone était récemment à Paris, c’est pour évoquer Corruption (adapté au cinéma par James Mangold sur un scénario de David Mamet pour une sortie en mars 2019, NDLR), nouveau pavé hautement addictif où il est question d’un flic corrompu au sein de la New York Police Department hantée par Ferguson et autres crimes racistes.

Pourquoi, comme vous l’avez déclaré à la presse américaine, avez-vous mis 20 ans à écrire Corruption?

Je suis né à New York, à Staten Island, le même quartier que Denny Malone, le protagoniste du livre. J’ai vécu et travaillé dans les mêmes rues que lui en tant que détective privé. Quand je les arpente, elles évoquent des souvenirs précis du genre: « c’est là qu’untel s’est fait descendre, c’est là que j’ai arrêté machin-chose, c’est là que j’ai rencontré tel informateur ou qu’un ami a été tué. » Et si on remonte dans le temps, quand j’avais treize ou quatorze ans, j’ai vu French Connection dans un cinéma sur Broadway et même adolescent, ce film m’a retourné la tête. Je m’en souviens comme si c’était hier de m’être dit: « Si je pouvais raconter des histoires comme celle-là, ça me ferait une belle vie. » J’ai toujours porté en moi l’idée d’écrire ce grand roman sur la ville de New York et c’est à French Connection que je dois d’être devenu auteur de romans policiers. Si j’ai mis autant de temps, c’est parce que je ne pensais pas avoir les compétences pour l’écrire. Parce que c’est New York et New York, c’est le mont Everest du roman policier. Un matin, alors que je venais de finir Cartel, mon agent m’appelle pour faire un peu le point et me demande où j’en suis avec mon bouquin sur les flics de New York. Je me suis naturellement entendu dire que j’étais prêt.

De Jim Thompson à James Ellroy, la corruption fait partie de l’ADN de la littérature noire. À travers Denny Malone, vous utilisez tous les codes du flic corrompu en y ajoutant une dimension sociologique qui contextualise votre intrigue dans une Amérique post-Fergusson. C’était votre ambition d’écrivain?

J’ai aussi été inspiré par des films comme Serpico et Le Prince de New York. Je voulais écrire un roman contemporain sur un sujet classique. On ne peut pas écrire un livre policier honnête aujourd’hui sans évoquer ces fusillades et le racisme au sein des forces de l’ordre. Ce qui a entraîné des conversations houleuses avec certains flics.

Des flics, justement, vous en avez rencontré des dizaines en accumulant des heures d’entretiens. On peut imaginer que vous avez interviewé des flics à la retraite sur une banquette d’un bar pourri devant une tasse de café amer. Vous souvenez-vous d’une rencontre précise où vous avez été réellement surpris par les propos de votre interlocuteur?

J’ai honte de ce qui m’a surpris parce que ça n’aurait pas dû me surprendre… J’ai mesuré à quel point les flics s’inquiètent des victimes de la criminalité. Je me souviens avoir parlé à un vieux de la vieille dans le même genre d’endroit que vous décrivez, un bar à Staten Island où mon flic se trouvait depuis le matin pour picoler. Ce vieux briscard a commencé à me faire le récit du meurtre d’un enfant sur lequel il a travaillé pendant 20 ans. Il avait eu l’occasion d’arrêter une première fois le meurtrier -c’était le père de l’enfant- et ce bien avant le drame. Comme il voulait bien faire les choses et respecter les règles, il ne l’a pas arrêté. En refusant de jouer le jeu de la corruption, il me disait que d’une certaine manière, c’est lui qui avait tué le môme. Nous, public, ne nous rendons pas vraiment compte du coût psychologique que cela implique chez les policiers. Il y a 38 000 policiers à la police de New York. La plupart d’entre eux ne se reconnaîtraient pas dans mon roman. C’est de la fiction. Sauf que tout ce qui est dépeint dans ce livre est réellement arrivé. La plupart des flics ne dégainent pas leurs armes de toute leur carrière pendant que certains autres descendent plusieurs personnes. Reste que oui, des flics et des unités comme celle de Denny existent.

Manifestations après la mort de Michael Brown à Ferguson. Don Winslow:
Manifestations après la mort de Michael Brown à Ferguson. Don Winslow: « On ne peut pas écrire un livre policier honnête aujourd’hui sans évoquer ces fusillades et le racisme au sein des forces de l’ordre. »© GETTY IMAGES

En introduction à Corruption, vous citez un par un les noms des représentants des forces de l’ordre assassinés en accomplissant leur devoir pendant l’écriture du roman, comme vous énumériez, en introduction à Cartel, les noms et prénoms des journalistes assassinés pour leur combat contre le narcotrafic. C’est un devoir moral?

C’est une obligation morale. Sinon, je cours le risque de n’être rien d’autre qu’un voyeur. J’écrivais Cartel tranquillement chez moi, dans mon bureau aux États-Unis pendant que 138 journalistes mexicains étaient assassinés par les cartels. Juste le temps que je rédige Corruption, et je ne tiens pas compte des morts accidentelles ni des décès liés aux maladies dans la foulée du 9/11, tous ces gens cités ont été assassinés.

Depuis la sortie de La Griffe du chien, on a l’impression qu’il n’y a jamais eu autant de films (Sicario, Escobar, en attendant l’adaptation de Cartel par Ridley Scott…) ou de séries télés (Narcos, El Chapo, Breaking Bad…) sur le narcotrafic au point que ça fait désormais partie de la pop culture. Qu’est-ce que vous pensez de cette glamourisation?

Je n’ai vu aucune de ces séries sauf deux saisons de Breaking Bad, ni aucun des films auxquels vous faites allusion parce que je ne veux pas que mon propre travail en soit influencé. C’est surréaliste d’écrire sur les cartels. On a du mal à y croire mais c’est la réalité de voir des types conduire des Maserati avec un jeune léopard comme animal de compagnie. Pour le cinéma, c’est irrésistible. Quand on crée ces personnages, ils deviennent de grands bandits, de vrais méchants au sens romantique du terme et j’en suis sans doute aussi responsable. Mais quand vous descendez dans la rue et que vous parlez aux mamans de junkies morts d’overdose ou aux mères des membres de gangs assassinés, ça n’a plus rien de romantique, vous pouvez me croire.

Votre prochain roman The Border clôt la trilogie commencée avec La Griffe du Chien et Cartel. Qu’est-ce qui a changé chez les cartels mexicains depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche et la légalisation de la marijuana dans plusieurs États des États-Unis?

Ce qui s’est passé après la capture de Guzman (Le procès de Joaquin « El Chapo » Guzman a commencé le 5 novembre dernier à New York, NDLR), c’est que le loup a été remplacé par cinq coyotes qui se battent autour des restes. Je n’attends d’ailleurs rien du procès de celui que je me refuse toujours à appeler El Chapo parce que c’est presque trop glamour pour celui qui a semé le chaos dans son pays et le nôtre. Le seul enjeu est qu’il donne les noms des gens hauts placés au sein du gouvernement mexicain parce que le cartel de Sinaola n’aurait jamais prospéré comme il l’a fait sans des appuis au sein du gouvernement. Depuis la légalisation de la marijuana, la vente de l’herbe mexicaine a chuté de 40%. Un jour, le cartel s’est réuni comme n’importe quel conseil d’administration de n’importe quelle grande entreprise. Ces gens sont malins. Disons qu’il faut compter 30 dollars pour une dose chez un junkie américain. Les Mexicains se sont dit qu’ils pouvaient produire de l’héroïne pour le tiers du prix. Du coup, ils cultivent des champs de pavot et proposent un produit encore plus puissant à un prix défiant toute concurrence.

Légaliser pour lutter contre la criminalité est l’argument des militants pour la légalisation de la marijuana à travers le monde. Vous en pensez quoi?

Légaliser la marijuana, c’est une bonne idée et si ça n’a pas eu une conséquence sur l’économie des cartels, c’est parce que l’héroïne est encore illégale. Il faut une approche globale et légaliser toutes les drogues, particulièrement l’héroïne. C’est la seule manière d’assécher les cartels. Les États-Unis dépensent 90 milliards de dollars par an pour intercepter la drogue et lutter contre le narcotrafic. Nous avons 2.200.000 individus derrière les barreaux, la plupart pour des crimes non violents liés à la drogue. C’est la population carcérale la plus importante dans l’histoire de l’humanité depuis les années 60. C’est de tout cela que je parle dans The Border. De l’immigration guatémaltèque aux États-Unis parce que ces gens-là n’ont pas d’autres choix que de fuir les gangs. De l’épidémie d’héroïne. D’une jeune femme junkie. D’un flic infiltré à New York. Et de Art Keller, en guerre contre la corruption au sein de son propre gouvernement.

Corruption

Roman noir de Don Winslow, Éditions Harper Collins/Noir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, 584 pages. ****

Don Winslow:

Denny Malone est le king de Manhattan North, une version new-yorkaise de Vic Mackey, le flic pourri de la série télé The Shield. Malone et ses bros de la Task Force ont chourré 50 kilos d’héroïne à un gang de Dominicains. Mais Malone s’est fait serrer. Et comme l’écrit un Winslow bien remonté dès le début de ce thriller sous (très) haute tension: « Les gens se planquent, ils chient dans leur froc et attendent le coup de tonnerre. » Partant d’une intrigue ultra classique, l’auteur du récent Cartel signe un tout grand roman d’aujourd’hui sur une police (un pays?) gangrenée par la corruption. Don Winslow respecte les codes du genre (flic infiltré, FBI, arrestations illégales, tabassages itou, …), il colle au plus près de la réalité (Ferguson, le mouvement Black Lives Matter, …) et s’abstient de juger ses personnages. Et de se rapprocher, grâce à une fluidité et une mobilité narrative, de la démarche quasi journalistique de David Simon (Baltimore) ou de Richard Price (Ville noire, Ville blanche). Une toute grosse claque pour quelques nuits sans sommeil.

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