Dans la roue et la tête du «vélosophe» Guillaume Martin: «Croire que les athlètes sont là pour la beauté du geste, c’est absurde»

Quand il n'est pas sur son vélo 
à "bouffer des kilomètres", 
Guillaume Martin a la tête dans les étoiles, à réfléchir au sens de la vie. Il lui arrive même de faire les deux en même temps.
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

La saison cycliste bat son plein. Au sein du peloton pro, une tête bien faite dépasse. Guillaume Martin ne fait pas que grimper les cols, il tutoie aussi les sommets philosophiques, son autre passion. On a profité des classiques ardennaises pour voir comment l’intello cohabitait avec le sportif. 
Et tant qu’à faire, on l’a aussi suivi lors de la reconnaissance de Liège-Bastogne-Liège.

Un timide rayon de soleil sèche la route qui serpente le long de l’éperon rocheux dominant la vallée de l’Amblève. En tendant l’oreille, on croirait entendre le bouillonnement furieux des cascades de Coo toutes proches, gonflées par les intenses pluies de ce mois d’avril. Les hameaux encore endormis à cette heure matinale se suivent et se ressemblent. Sauf un, La Gleize, haut lieu de la bataille des Ardennes, pris d’assaut cette fois par des colonnes de bus et de camions transformés en panneaux publicitaires mobiles. L’amateur de petite reine frissonne en découvrant les noms et couleurs de plusieurs équipes cyclistes pro. Devant l’hôtel Aux Écuries de la Reine, deux colosses rouges et blancs et une volée de voitures assorties encombrent chaque centimètre carré du parking. Pas de doute, on est arrivé à destination. Cinq minutes et un coup de fil plus tard, c’est d’ailleurs des entrailles du car aux vitres opaques de la Cofidis que surgit Guillaume Martin. Le coureur et leader de la formation française est déjà en tenue de travail, à savoir en ce jour frisquet: un cuissard long, un jersey chaud floqué du logo de son employeur et, aux pieds, des chaussures à cales peu commodes pour la marche.

Que vient faire Focus dans cet univers du sport de haut niveau? La réponse se trouve dans la tête du sportif aux cheveux mi-longs et au visage émacié. À 30 ans, le grimpeur poids plume, l’un des meilleurs coureurs français en activité, a la particularité de mener de front deux carrières: le vélo donc, avec à son crédit un palmarès déjà bien étoffé de dur au mal, notamment dans les épreuves à étapes où sa régularité lui a permis de se hisser régulièrement dans le top 10 -il fut 8e et 10e des Tours de France 2021 et 2023. Mais aussi la… philosophie, lui qui a un master en poche et marie ses deux passions dans l’écriture. Une double casquette suffisamment intrigante pour nous donner envie de le rencontrer. Et une belle occasion de réconcilier sport et culture, deux domaines encore trop souvent opposés malgré la cohorte d’artistes, sportifs ou non, qui ont célébré en peinture, en mots ou en images la culture physique et l’exploit sportif, de Jean Metzinger (et son tableau Au vélodrome en 1911) à Clint Eastwood (Invictus) 
en passant par Haruki Murakami (Autoportrait de 
l’auteur en coureur de fond).

Esprit de corps

Chez le Normand, le corps et l’esprit marchent souvent de concert. Le philosophe n‘est jamais loin de l’athlète. Et vice versa. Dans ses livres, l’expérience de la compétition ensemence la réflexion. Socrate à vélo, son premier essai, mettait en selle les grands noms de la pensée pour une chevauchée fantaisiste célébrant la porosité entre l’intelligence et l’effort physique. La Société du peloton (éditions Grasset), son petit dernier, va encore plus loin et 
s’appuie sur une observation des enjeux et dynamiques 
au sein de son microcosme, avec cette idée 
maîtresse que le peloton ressemble à une société miniature, avec ses leaders, ses prolétaires, ses profiteurs, ses têtes brûlées. Son pari: dégager une éthique soluble à la fois dans le sport et dans la cité.

La tête et les jambes, donc. Jusqu’à un certain point du moins. Car contrairement à un lieu commun rebattu par tous les commentateurs sportifs, le « vélosophe » ne croit pas au poncif qui prétend que le mental fait la différence dans une épreuve. « Je ne dis pas que le mental n’existe pas. Je dis qu’il est corrélé au physique« , nous explique Guillaume Martin dans l’arrière-salle du restaurant de l’établissement où Cofidis a installé son QG le temps des classiques ardennaises. « Le physique est premier et le mental est en quelque sorte une conséquence du physique.« 

Et d’appuyer son propos en prenant l’exemple de la course de la veille, la Flèche wallonne, qui s’est déroulée dans des conditions climatiques dantesques. Une météo qui a bousculé tous les scénarios et rappelé par son côté épique les grandes heures du cyclisme, celles d’avant les oreillettes, d’avant les datas, d’avant la nutrition au gramme près. Un suspense hitchcockien palpitant pour le spectateur mais une épreuve de vérité pour les organismes des forçats de la route. « Ce qui va me faire ou non abandonner, ce n’est pas le mental, c’est l’état physique dans lequel je suis. Quand on a faim ou froid, on ne réfléchit pas très bien. C’est la même chose quand on est malade. » Dans ces conditions extrêmes, Socrate ou Nietzsche ne sont pas d’un grand secours. « J’ai beau connaître le stoïcisme, des journées comme hier, ça ne m’aide pas. On est en mode survie.« 

Celui qui a suffisamment de bouteille pour relativiser un début de saison poussif pour sa formation regrette cette injonction très néolibérale d’attribuer de mauvais résultats à un manque de volonté. « Quand j’étais jeune, j’entendais souvent mes éducateurs sportifs nous dire que nos adversaires avaient deux bras et deux jambes comme nous. Oui mais peut-être que leurs jambes étaient plus musclées, que leurs cœurs battaient moins vite, etc. On voudrait annihiler toute différenciation physique comme si on avait honte de ça, comme si le corps était honteux. Alors que je trouve que la diversité des corps est intéressante, c’est une richesse, dans le vélo en particulier où chacun peut jouer sur ses qualités. Il en va de même dans la vie.« 

Si l’individu est le moteur, pas de victoire sans le collectif. Une devise mise en pratique par le leader de 
la formation Cofidis (à l’avant-plan et à droite sur la photo).

Guillaume Martin a fait sienne les théories de Pascal 
qui s’accommodent de la fragilité de la condition humaine – » L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant… » On peut être conscient que la vie n’a aucun sens et accepter de bonne grâce des normes et des règles. Pourvu qu’on ne les justifie pas avec de la pommade rhétorique. Comme celle très répandue dans le sport qui voudrait que le collectif prime sur l’individu. « Je ne crois pas à l’intelligence du groupe qui est avant tout une somme d’individualités. L’intelligence collective pour reprendre la terminologie des théoriciens du contrat social est un mythe, affirme-t-il. Dans le sport, on entend souvent de grands discours sur l’esprit collectif mais ça n’imprime pas sur moi.« 

Pourtant, même dans le vélo, un sport individuel, difficile de gagner sans l’équipe… « Je ne dis pas que le groupe n’a pas d’importance. C’est comme le corps et l’esprit, ils sont liés. L’individu vient s’ancrer dans le collectif. C’est tout le sel d’un sport comme le cyclisme qui joue sur les deux tableaux. Les phénomènes d’aérodynamisme font qu’un coureur ne peut pas gagner seul contre tout un peloton. À quelques rares exceptions près. La question est donc de savoir comment tisser la relation à l’autre. Il y a les profiteurs, qui utilisent l’autre comme un moyen et restent dans les roues. Ce n’est pas la position que je trouve la plus éthique. Et il y a ceux qui s’aveuglent et se sacrifient pour le collectif. Mais ce n’est pas non plus une attitude qui donne des résultats. La solution selon moi est dans un entre-deux: profiter un peu sans être complètement opportuniste, travailler un peu pour les autres mais sans s’oublier non plus. Il faut s’adapter aux circonstances. Le principe de l’éthique c’est de transiger, chercher une voie médiane.« 

Bon de sortie

C’est encore la lucidité, et un franc-parler réjouissant, qui le font s’enthousiasmer pour certains aspects de l’olympisme et en critiquer d’autres. Pas de souci avec la flamme, qu’il portera durant son périple à travers la France. « C’est un symbole de paix pas inutile dans le monde actuel. C’est aussi l’occasion de rappeler que le sport peut être un bon moyen de faire retomber la pression: affrontons-nous sur un terrain avec un arbitre sans qu’il y ait de morts à l’arrivée. Un substitut pacifique à la guerre. Je crois à cette valeur-là du sport. » Pour d’autres « valeurs » des JO par contre, et notamment les beaux discours autour de l’amateurisme et de la neutralité supposées de l’événement héritées de Pierre de Coubertin… 
 »C’est du business, on le sait tous, et puisque c’est du business, c’est politique. Heureusement, cette hypocrisie est remise en question aujourd’hui. Croire que les athlètes, presque tous des professionnels, sont là pour la beauté du geste, c’est absurde. Perdre ou gagner, ce n’est pas pareil. Et ce n’est pas un problème de vouloir battre ses adversaires tant qu’on reste dans l’esprit du sport-catharsis.« 

À l’écouter pédaler sur tous les sujets, on se demande s’il n’est pas parfois tiraillé entre les plaisirs spirituels et charnels. « Si, bien sûr. Mais c’est l’insatisfaction naturelle de l’être humain. Il a quelque chose et il veut autre chose en même temps. Quand je suis sur le vélo comme hier je me dis que je serais mieux dans un amphithéâtre chauffé à faire de la philosophie. Mais dès que j’enchaîne les conférences à la suite, je me dis que c’est un peu barbant et que j’aimerais être sur mon vélo. Je croise souvent des intellectuels qui ont une passion pour le sport, comme s’il leur manquait cette partie athlétique alors qu’ils sont les meilleurs dans leur domaine. C’est du même ordre.« 

Quand on l’interroge sur ce qu’il écoute en ce moment (pas mal de rock indé de premier choix comme Wet Leg, The Last Shadow Puppets ou The Vaccines) et ce qu’il a vu au cinéma récemment (il cite Anatomie d’une chute mais surtout le flamboyant Babylon de Damien Chazelle, qui lui a mis « une claque« ), le meilleur grimpeur de la Vuelta 2020 note une inflexion de ses goûts culturels ces dernières années: « J’ai remarqué que je m’emballais moins souvent qu’avant pour un film. Je m’ennuie vite. » Son hypothèse? « Être cycliste pro procure beaucoup d’excitation et d’adrénaline, ça a dû déteindre sur mes attentes. Je décroche si l’histoire ne peut pas rivaliser avec les émotions que je ressens sur le vélo.« 

Personnage entier et atypique, le mousquetaire se distingue aussi de la plupart de ses collègues par son usage très mesuré des réseaux sociaux, avouant se limiter au « strict minimum« . Pas si étonnant pour quelqu’un qui, quand il n’est pas sur les routes, vit à l’écart dans un hameau isolé où sa famille a patiemment restauré un domaine abritant des gîtes. Une vie proche de la nature en adéquation avec ses principes. « Les réseaux sociaux créent une fausse proximité avec les sportifs. Le public a l’impression de les connaître et de pouvoir les interpeller en direct. On a perdu la magie et le sacré. Cette évolution touche toute la société. Récemment, un spectateur a interpellé Isabelle Huppert au milieu d’une représentation de Bérénice pour se plaindre de la mise en scène trop radicale de Romeo Castellucci. On a le sentiment que le quatrième mur s’est effondré. Chacun a le sentiment qu’il peut apostropher Isabelle Huppert comme si elle était dans son salon.« 

Quel est la suite du programme pour ce touche-à-tout? Un nouveau Tour de France. Et surtout un roman mettant en scène « trois imbéciles heureux« , un ancien seigneur érudit de la Renaissance qui a vécu dans le manoir qu’il habite avec sa femme bibliothécaire, son père nostalgique de son enfance et lui-même. « Chacun à sa manière, on s’est enthousiasmés pour des choses qui n’ont pas beaucoup de sens mais qu’on est fiers d’avoir réalisées. Moi, c’est le vélo« , précise-t-il avec un sens aiguisé de l’autodérision.

Entre-temps, la salle s’est vidée de ses 
soigneurs, directeurs sportifs et coureurs. Il est l’heure d’aller se dérouiller les jambes. Direction Stavelot, à portée de roues des trois bosses mythiques du tracé de Liège-Bastogne-Liège, que Guillaume Martin va courir trois jours plus tard. Changement d’ambiance. L’intello qui dissertait est passé en mode combat. Quoique. Au milieu de la Haute Levée, alors qu’on compte ses coups de pédale pour éviter d’exploser le moteur, il reprend le fil de la conversation pour évoquer le plaisir qu’il a eu dernièrement en lisant le roman de Jean Hegland Rappelez-vous votre vie effrontée, l’histoire d’un professeur de littérature atteint de la maladie d’Alzheimer qui renoue avec sa fille grâce à Shakespeare. « Il y a des livres et des films qui vous hantent pendant quelques semaines ou mois« , lâche-t-il admiratif. On pourrait dire la même chose de cette journée passée avec cet extraterrestre…

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