Antoien Chainas, éditions Gallimard / La Noire
Bois-aux-Renards
527 pages
Cinq ans après Empire des chimères, Antoine Chainas, le plus excitant des écrivains français, fût-il de littérature noire, revient avec un conte horrifique, organique et moderne, où sa langue fait merveille.
Autant être honnête comme l’est Antoine Chainas lorsqu’il parcourt la psyché torturée de ses personnages: autant on se réjouissait -enfin!- du retour de l’enfant chéri des mauvaises lettres françaises, quatre ans après un Empire des chimères qui continue de nous sembler colossal, autant la quatrième de couverture, parcourue rapidement, de son septième roman chez Gallimard, et premier à La Noire, nous avait un peu échaudé. Le nouveau Antoine Chainas, une histoire de serial killers en cavale dans la France (très) profonde des années 80? Vraiment? Un retour vers une thématique mainstream voire convenue, pour celui qui nous avait emmené vers des rives très éloignées des polars classiques avec ce qu’il nommait lui-même “du rural noir quantique vintage” faisant fi de tous les clichés du genre? C’était évidemment mal connaître, ou sous-estimer, l’un des écrivains les plus doués de sa génération.
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Puisque si serial killers il y a, et peut-être à la fois les plus horribles et les plus touchants qu’on ait lus, ils ne sont, dans Bois-aux-Renards, que le rouage d’une mécanique bien plus ample prenant à nouveau place dans ces années 80 qui hantent l’écrivain. “Les années 80 couvrent tellement de mutations sociales”, nous avait-il expliqué alors qu’il travaillait sur ce roman noir aux airs de conte, ou le contraire. “La société du loisir, la décentralisation, le nucléaire… Beaucoup de choses ont fait basculer la France dans autre chose, vers un monde presque disparu aujourd’hui avec le numérique. J’écris sur le monde d’hier pour y montrer quelques indices sur la manière dont fonctionne le monde aujourd’hui.” Chacun tirera donc ses propres conclusions -sur notre rapport à la nature, à la violence, à la fiction, à notre ultra-consumérisme, à la mort- après avoir refermé, et s’être perdu, dans ce Bois-aux-Renards hantant et hanté. Le triangle des Bermudes d’Antoine Chainas.
Rites et légendes
Après deux détours, d’abord en l’an 01 -“Au commencement étaient les hommes. Puis vinrent les armes et la chasse. Ensuite, il y eut l’accumulation, et l’on bâtit des routes et des abris”- puis en 1951, lorsqu’une gamine survit à un accident de voiture fatal à ses parents et est recueillie par trois témoins étranges, Bois-aux-Renards s’installe en 1986, quelque part au sud des Alpes, entre le camping du Goubier et la voie des Cols, une ineptie urbanistique qui ne mène désormais plus nulle part, si ce n’est au milieu de ce bois à la réputation peu flatteuse et autour duquel règnent contes, légendes rurales et rumeurs horrifiques, au point de devoir prévenir les enfants: “T’éloigne pas trop par là-bas, petite. Une grosse partie de la forêt, c’est Bois-aux-Renards. L’endroit est traître. On s’y paume facilement, tu comprends?” La petite et fragile Anna, 11 ans, va hélas le comprendre par elle-même, puisqu’elle va effectivement s’y perdre.
Elle va d’abord y croiser la route d’Yves et Bernadette, un vieux couple à l’apparence innocente mais mû par “leur amour monstrueux, terrible, sans question et sans réponse, qui ne se rencontrait nulle part ailleurs”: salariés de grande surface onze mois par an, mais tueurs en série et en “van” dès l’arrivée de leurs congés payés. Puis Anna, et nos tueurs, vont faire la connaissance de la communauté qu’abrite Bois-aux-Renards: une communauté coupée du monde, revenue au plus près de la nature mais aussi des rites et des mythologies qu’ils prêtent au lieu et qui vont s’avérer particulièrement éprouvants, entre couronnes d’orties et lancers de renards déconseillés aux âmes sensibles… Le tout au service d’un récit basculant de page en page de la fiction à la légende, et du polar au conte.
Chainas invente de fait toute une mythologie à son huis clos rural et horrifique, et se permet ainsi de renouer avec la brutalité sourde, primaire et cruelle qui habite effectivement la plupart des contes et légendes qu’on raconte aux enfants, remplis d’ogres, de sorcières, d’innocents et de forêts maudites. Bois-aux-Renards, rempli de références, est aussi un lieu-dit qui hante jusqu’à son écriture, désormais organique et lavée de ses années de traduction anglo-saxonne qui “polissait son écriture”. La plume est désormais lâchée, érudite et enchanteresse, quasi impressionniste: “Pluie de vers luisants sur les collines, les vallons et les chênes. Les courtilières, la tête flanquée de gros yeux d’ébènes saillants, frottaient leurs râpes stridulantes. Des escargots qu’avait égarés l’absence du jour traçaient des itinéraires liquides sur le bas-côté. Les araignées brodaient dans les herbes des pièges de mousseline frémissante.” Du moins, quant elle n’est pas chirurgicale et tranchante telle qu’on la connaît depuis Pur ou Une histoire d’amour radioactive et qui revient à chaque fois quand il le faut: “Il empoigna le couteau et planta sèchement la lame dans le peaucier du cou: la pointe ouvrit la langue entre les prémolaires, perfora en oblique le palais mou avant de s’enfoncer dans les strates inférieures du lobe temporal.”
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