Comment j’ai raté mon confinement
Une nouvelle écrite par Charly Delwart pour le premier anniversaire du confinement.
Après le singulier Databiographie, récit d’une vie en données et chiffres, Charly Delwart s’interroge sur la crise de la quarantaine dans le tout récent Le Grand Lézard.
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1) Je n’y avais pas pensé au cours des confinements et périodes de restriction, c’est arrivé à la fin de la pandémie, comme une évidence: j’allais pour ma part continuer la mise en quarantaine, pour un temps indéfini. Le vrai confinement, choisi, libre, commençait; les mesures imposées ayant servi de sas, de sevrage du monde, d’apprentissage, autant qu’à me donner une idée que je n’aurais pas eu seul, ou la force de mettre en pratique par moi-même. Comme s’il avait fallu des milliards de personnes enfermées chez elles ou limitées dans leur quotidien, des mois de solitude collective, des contraintes strictes et décrétées pour me mener là.
2) Je m’en étais voulu au début, les premières semaines de réclusion forcée, de ne pas bien mener cette période. Je ratais mon confinement, ne trouvant aucun romantisme dans la situation, aucune aptitude à exploiter soudain (piano, yoga, cuisine…), aucune structuration instinctive du temps vers un meilleur moi-même, d’apprentissage particulier (langues étrangères, mathématiques…) alors que d’autres semblaient y exceller -mais qui pouvait vérifier? Ce n’était pas dû qu’au climat anxiogène mondial à compter les morts, du temps passé sur les réseaux sociaux à suivre l’évolution de la situation, mais à un défaut général de ressources personnelles que je prenais comme la découverte de ma nature véritable une fois tombés les artifices du monde extérieur. Mon désoeuvrement au quotidien était donc la matérialisation d’un problème propre. La crise sanitaire mettait en valeurs les inégalités sociales (qui avec un jardin, qui confiné dans une tour), les inégalités entre pays (qui avec un système de santé accessible à tous, qui non), les différences entre vieux et jeunes (qui majoritairement intubés, qui moins) et celles entre les individus doués de ressources et d’une attention à l’essentiel (famille, nature, temps pour soi, flexibilité) et les autres pas adaptables à la situation -dont moi.
3) Puis, à force, alors que rien n’était permis (culture, voyage, lien social), les choses se sont mises en place doucement. Une organisation, un rapport inédit au monde, une façon spontanée d’habiter l’espace, m’habituer à ma seule personne entre ces murs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre (car autant rester chez soi plutôt que faire semblant de ne pas mener une vie réduite). Il y avait donc, derrière le moi habitué à vivre en société, derrière le moi désoeuvré seul, un moi plus apte que prévu. Ma vraie nature m’apparaissait plus distinctement. Comme s’il avait fallu tous ces mois pour en prendre la mesure, l’apercevoir plus précisément. Je venais en somme de trouver le rythme, le pli du confinement, arrivé à un accord avec moi-même après avoir puisé au fond et trouvé le gisement. Je venais non seulement de m’y faire mais de possiblement en faire quelque chose (autre que trouver les outils pour travailler à distance ou m’interroger sur quel vaccin prendre) que la pandémie prenait officiellement fin. Nous étions libres de reprendre pleinement nos vies. Et il fallait une force intérieure pour ne pas redevenir exactement qui on était juste avant la crise sanitaire, ne pas reprendre sa vie telle qu’on l’avait laissée. Une forme de hauteur, de discipline.
4) Le travail d’archéologue que j’avais effectué sur moi serait vraisemblablement balayé d’un geste en sortant dehors sans m’y préparer, recouvert aussitôt de la vie du monde, sa poussière, ses rivières. Et le confinement choisi serait différent: plus créatif potentiellement, sans la torpeur, sans l’angoisse. Sans pression sociétale, sans sanction, sans mort, sans chute globale du monde extérieur. D’autant plus laissé à moi-même que l’isolement ne serait plus quelque chose de partagé ni un sujet dont discuter ensemble au présent, mais une donnée individuelle désormais qui pouvait durer. Car j’envisageais d’avoir de l’ambition pour ce confinement personnel, une ambition maximale. Et seules deux façons d’embrasser le monde existaient: il fallait tout voir du monde, tout parcourir, s’y plonger (s’y dissoudre), ou l’inverse, ne plus bouger, contenir le monde en soi, suivre les mots de l’écrivain anglais Philip Larkin: « Les jours sont là où vivre. À longueur de temps. Ils sont là pour y être heureux: où vivrait-on hors les jours? »
5) Regardant la porte d’entrée de mon appartement quand je passais devant, il m’arrivait de me dire que je pouvais sortir à tout moment de ce confinement choisi, l’ouvrir, aller dehors et mettre un terme immédiat à ma décision. Ou non, une autre possibilité réaliste, envisageable (ne jamais terminer ce confinement), et ce lieu deviendrait alors à terme pour les habitants de l’immeuble celui d’un homme qu’on n’avait plus jamais vu, dont on ne savait rien. Je serais alors quelqu’un d’oublié là au fil des ans réellement, physiquement, et plus largement: oublié au sein du monde, de ses amis, ses proches (qui à un moment cesseraient de vouloir me faire changer d’avis), personne ne sachant à force si je vivais encore dans cette ville, ce pays, si je vivais toujours (pouvant rester confiné même mort). Les autres me manqueraient, mais l’oubli serait comme une forme absolue de liberté, une drogue dure. Une donnée physique, un sanctuaire. Comme ces bâtiments repris par la nature, ces églises délabrées en Sicile envahies par les palmiers, ces demeures en ruines tenant par la vigne vierge et le lierre qui les enserrent, ces temples dans les contrées amazoniennes ou la cordillère des Andes recouverts de lianes et de mousses, quelque chose qui ne faisait plus partie du monde tel qu’il vivait, du présent. J’étais une cité inca, l’image m’allait. Un territoire un jour oublié de la carte du monde, mais animé avant d’une force vive, toute la vie d’une cité inca. Un endroit perdu, inaccessible, au coeur de la jungle.
6) C’est ce qui arriva.
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