Comment Arttu Tuominen révèle le côté obscur du pays le plus heureux du monde

L’auteur finlandais Arttu Tuominen n’a pas son pareil pour disséquer les maux cachés de son pays.
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Arttu Tuominen continue de gratter les plaies du pays le plus heureux du monde avec La Honte, quatrième pierre de son Delta noir en six actes.

La Honte

Roman noir d’Arttu Tuominen. La Martinière, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, 432 p.

La cote de Focus: 4/5

Linda Toivonen, inspectrice à la brigade criminelle de la petite ville de Pori, en Finlande, doit enquêter sur la disparition d’une jeune fille de 13 ans, bientôt retrouvée morte après avoir été torturée puis jetée au fleuve. Une disparition puis un assassinat qui vont en rappeler d’autres, et une enquête qui va rapidement s’inviter dans sa vie intime et privée. Car Linda a elle aussi une enfant de 13 ans, Linnea,  avec qui les relations sont difficiles, dont le nez ne décolle pas du smartphone et dont elle ne sait rien de la vie numérique, là où précisément «Peter Pan» recrute ses victimes, dont une de ses camarades de classe.

Le drame, pourtant, va se jouer ailleurs: comme sa mère, et comme un million de Finlandais, Linda boit trop, et Linda minimise le problème… Arttu Tuominen, héritier revendiqué du suédois Henning Mankell et de son serial autour du commissaire Kurt Wallander, n’use du crime que pour mieux mettre en avant les maux de la société finlandaise, pourtant considérée comme la plus heureuse du monde: le passé fasciste du pays avec Tous les silences, le sort des communautés LGBTQIA+ dans La Revanche, ou ici, dans La Honte, l’alcoolisme et les violences sexuelles. Une analyse au scalpel et par le biais de la fiction que l’auteur, ingénieur environnemental, intègre en outre dans une mécanique de serial très habilement huilée. Et si le lecteur attentif découvrira très voire trop vite l’identité de son «Peter Pan», pas de panique: cette Honte, tout en crescendo, s’avèrera haletante jusqu’à la dernière page.  

La vie est pleine de paradoxes. Prenez Arttu Tuominen. Cet ingénieur environnemental, père de trois enfants, devrait trôner au sommet de la pyramide du bonheur –«Je peux être considéré comme l’homme le plus heureux du village le plus heureux du pays le plus heureux, des sondages l’ont dit!» Et pourtant, la nuit, il écrit «des récits sombres avec du suspense», débordant de problèmes socio-économiques et de maux sociétaux, très éloignés des clichés que l’on s’est longtemps faits de la Scandinavie. «La Finlande a été, huit fois de suite!, considérée comme le pays le plus heureux du monde, et pourtant, notre société est loin d’être parfaite, explique Arttu Tuominen, de passage à Paris. Nous possédons une excellente sécurité sociale, l’éducation gratuite, un pays globalement sécurisé et pourtant, la Finlande a aussi un des taux de suicides les plus élevés au monde. Un million de personnes, pour une population de moins de six millions, y souffrent d’addiction à l’alcool ou aux drogues. Les violences domestiques sont extrêmement nombreuses. Et l’extrême droite participe désormais au gouvernement… Il y a en réalité beaucoup de choses à raconter sur la société finlandaise, comme Henning Mankell le faisait sur la Suède –il est mon modèle. Les thrillers et les romans noirs sont d’excellents véhicules pour le faire.»

«Vos propres peurs peuvent être de très bons moteurs pour écrire.»

La preuve avec La Honte, quatrième volet (sur six) de son serial Delta noir entamé avec Le Serment, qui voit ici une femme flic enquêter sur un tueur de jeunes filles, mais qui, surtout, boit trop. «Linda vient d’une famille divorcée, possède elle-même de lourds secrets et de graves traumas, elle est elle-même divorcée. Sa mère était alcoolique, et elle l’est devenue, elle aussi. Mais elle le nie. Tout le monde le sait ou s’en rend compte autour d’elle, mais personne n’intervient. C’est un des gros problèmes en Finlande, où la société est extrêmement réservée, et c’est je crois assez typique: quand il s’agit d’affaires de famille, qu’on parle d’alcool, de drogue ou de violences domestiques, personne n’embraie.»

Arttu Tuominen s’est est donc chargé, en usant, comme dans chacun de ses romans, d’un membre de la brigade criminelle de Pori, la petite ville où il vit lui-même. Et où ses flics, plus humains que parfaits, apparaissent dans chaque livre, à des degrés différents. Mais tout était prévu dans la tête bien faite et bien organisée d’Arttu Tuominen. «Je savais, dès le premier roman, où elle ne fait que des apparitions, que Linda aurait ensuite sa propre enquête, et ses propres problèmes à régler. On la voyait entre autres boire un coup en vitesse sur une scène de crime.» 

Imaginer le pire

Le crime n’est évidemment pas oublié dans les polars de Tuominen. Ceux de La Honte lui sont venus «comme un exutoire»: «Je voyais mes deux filles s’enfermer pendant des heures dans leur chambre, dans leur safe place, pour y passer des heures sur leur smartphone, sans savoir ce qu’elles y faisaient ou à qui elles parlaient. Dans le même temps, on évoquait dans la presse des cas, nombreux, d’adultes se faisant passer, en ligne, pour des enfants. Ça m’effrayait beaucoup, mais en réalité, vos propres peurs peuvent être de très bons moteurs pour écrire. Linda est donc confrontée au pire que je pouvais imaginer dans ce genre de situations.»

Imaginer le pire comme pour l’exorciser, «écrire sur des choses qui me stressent ou m’inquiètent», semble en tout cas une formule qui fonctionne pour cet écrivain déjà auréolé d’un succès tant public que critique. S’il a déjà bouclé, en finlandais, son serial Delta noir –«Le cinquième aborde la problématique des SDF, le dernier verra tous les policiers de la brigade réunis dans une même enquête»–, Tuominen est déjà en train d’écrire le deuxième volet d’une nouvelle trilogie, qui se déroulera, entre autres, «dans les années 1990, après l’écroulement de l’URSS, et dans une petit ville frontière entre la Finlande et la Russie. Un récit plus géopolitique, qui résonne énormément avec ce qui se passe aujourd’hui, et qui m’inquiète évidemment beaucoup.» 

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