Critique | Livres

Chronique livre: Eleanor Henderson – Alphabet City

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN | Un premier roman enlevé sur trois jeunes à la dérive dans le New York destroy des années 80. Apocalypse now.

Chronique livre: Eleanor Henderson - Alphabet City

New York est devenu une ville clean et safe (329 meurtres en 2013, le nombre d’homicides le plus bas en un demi-siècle). Il en allait autrement à la fin des années 80. Dans le Lower East Side en particulier, on croisait plus de dealers et de junkies que de touristes aux pieds de la Statue de la Liberté. Dans cet enfer urbain, le dernier cercle s’appelait Alphabet City, quartier craignos où pullulaient les immeubles insalubres squattés par une faune en sursis. En dépit, ou à cause, de cette déglingue, c’est là, sur ces terres inhospitalières, qu’ont poussé les mauvaises herbes du punk hardcore. La jeunesse en rupture de ban venait communier et enterrer les idéaux hippies tous les dimanches au CBGB, salle de concert mythique et temple de la trash culture où le pogo faisait office de bénédiction et où la messe (noire) était dite, ou plutôt aboyée, par des groupes énervés comme Agnostic Front, Sick of it all ou Warzone. Si cette ambiance urbaine destroy imprègne ce premier roman à fleur de peau tatouée, c’est pourtant dans le verdoyant Vermont qu’il démarre, sur les baskets de deux ados un peu branleurs et fumeurs de joints qu’on dirait sortis d’un film de Gus Van Sant, skate-boards compris. Origines incertaines pour l’un, parents aux abonnés absents ou presque pour les deux, Teddy et Jude rêvent de se tirer à New York où vit Johnny, le (demi-)frangin adulé de Teddy.

Une époque formidable

Les journées se suivent et se ressemblent jusqu’au jour où débarque Eliza, citadine BCBG en crise et accessoirement belle-fille du père de Jude. Son passage furtif ne passera pas inaperçu. Elle y sèmera la mort et la vie. La mort en provoquant sans le vouloir le décès par overdose de Teddy. Et la vie en rentrant à New York avec un polichinelle dans le tiroir, des soins du même Teddy. Ravagé, Jude part s’installer chez son père dealer dans la Grosse Pomme. Il y retrouvera Eliza et surtout Johnny, alias Mr Propre, sorte de bonze punk, qui va les convertir au straight edge, cette drôle de décoction spirituelle qui tente de marier abstinence (pas de tabac, pas de drogue, pas d’alcool) et culture musicale radicale. Et dont le gourou n’est autre que le leader de Minor Threat, Ian MacKaye. Sous ses dehors de Jedi tatoué, Johnny cache une double identité. Son homosexualité est comme une tache sur son CV straight edge. Et son mariage blanc avec Eliza pour donner un semblant de décence à sa grossesse ne dissipera pas le malaise. Fuyant la mère d’Eliza, le trio revient vivre dans le Vermont. Entouré d’une cour, Johnny et Jude se donnent à fond dans le groupe qu’ils ont créé. De quoi tromper un peu le désoeuvrement et l’ennui qui frappent ces enfants mal aimés. Ils ne peuvent ni se raccrocher aux rêves vérolés de leurs parents, ni s’appuyer sur le sable mouvant d’un présent miné par le sida, la drogue, l’homophobie et la violence des bandes. Ils sont condamnés à errer dans un no man’s land émotionnel que l’écriture fine et juste d’Eleanor Henderson rend palpable, organique, comme peut le faire un Larry Clark quand il filme ses kids en perdition.

D’une étonnante maturité pour un premier roman, d’autant que l’auteur n’a pas vécu les événements (elle est née en 1980), ce portrait de génération résonne comme un requiem universel pour l’adolescence (é)perdue.

Alphabet City

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